On a vite fait de se méprendre sur la vocation d’un documentaire comme celui-là, tant le malentendu est probable : pourquoi, en effet, ne pas voir Crazy horse comme un plongeon éperdu dans l’océan des plaisirs plastiques, comme une escapade friponne mais distinguée dans un paradis suave, où les croupes veloutées ondulent et s’emboîtent sans arrière-pensées libidineuses, puisque tout ce qui les entoure, précisément, n’est que libido exaltée ? Le film s’éprouve facilement de la sorte, puisque la somptuosité du traitement, qui répond à celle des sujets, en fait d’abord une expérience contemplative intense. Mais comme toujours chez Wiseman, la fascination n’est pas qu’une fin en soi ; et à un certain point, par un stratagème dont lui seul a le secret, le subjuguant spectacle ne fait plus qu’un avec l’ethnologie.
Depuis quelques années, Wiseman filme des disciplines, des rituels rigoureux sur lesquels se greffe avec malice sa propre mise en scène. Sur une scène de ballet (La Danse) ou sur le ring (Boxing gym), l’observateur au long cours habite son environnement pour en faire un îlot hors de tout, farouchement retranché mais bizarrement ouvert sur l’extérieur, temple à idoles où se matérialise la philosophie de ses sujets. S’invitant au Crazy Horse Saloon, cabaret historique et institutionnel, donc déjà sanctuarisé, Wiseman cherche à pénétrer au cœur de la fabrique des désirs humains. Ou du moins, de l’une de ses antennes les plus populaires. « Désirs », c’est d’ailleurs le titre du numéro de danse dont le film suit la méticuleuse gestation : le montage s’organise donc autour de deux projets. D’une part, capter la mécanique des fantasmes, comprendre comment les désirs deviennent, à force de travail et de créativité, une œuvre d’art. De l’autre, brosser le portrait des artisans, penseurs ou corps (ou les deux) qui transforment la fantaisie sexuelle en matière vivace.
La beauté du résultat tient au fait que Wiseman se sert avant tout de la scène pour mener son exploration. Lorsqu’il s’agit de filmer les filles, paroles et coulisses sont tenus à distance. Ce serait trop facile et peu parlant : la caméra est au contraire monopolisée par les répétitions ardues, filmées en général depuis le fond de la salle, durant lesquelles les danseuses s’escriment avec les lumières qui enveloppent leurs formes, les yeux emplis d’effort et de discipline. On ne voit qu’elles, prisonnières de la scène et du cadre, tandis que les directives du metteur en scène Philippe Decouflé résonnent hors-champ comme la voix du juge suprême : position idéale pour être avec elles, voire pour « être » elles, en même temps que l’on s’enivre de leur show – possibilité propre au cinéma, que l’on retrouve difficilement en tant que simple spectateur de cabaret. Les filles sont donc saisies à travers la représentation scénique de leurs corps, ce qui ajoute ensuite à la superbe des spectacles devant public, restitués avec un sens de la composition admirable.
Une séquence bluffante exacerbe la fusion entre le spectacle et le portrait ethnologique : alignées sur scène pour un casting, quelques aspirantes danseuses offrent jambes, seins et culs au jury, dans l’attente de savoir lesquelles seront retenues. Encore une fois, elles occupent le cadre tandis que Decouflé et sa collaboratrice discutent leurs choix en chuchotant : les placements de caméra font à nouveau de la scène un show rentre-dedans (et qui plus est, plein de suspense), en même temps qu’une arène glaçante où l’on éprouve un instant le poids du regard intimidant d’une culture et d’un art, tous deux progressivement forgés et anoblis dans ce temple à fantasmes appelé Crazy Horse.
Evidemment, les coulisses intéressent également Wiseman. Réunions de travail où les visions se croisent et s’accrochent, interviews voyant le directeur artistique s’emballer, délivrant au documentariste, planqué derrière la presse, le processus suivi par son désir : Wiseman ne se demande pas vraiment « comment travaille-t-on ici ? », mais plutôt : « à quoi fantasme-t-on ici ? ». Au fil des jours tamisés, la psychologie du lieu se dessine, et l’intelligence créative s’imprime partout, aussi bien sur les consoles des techniciens que sur les délicieux contours des silhouettes. Au-delà de la finesse de son regard, c’est la première force de Crazy horse : diffuser dans l’atmosphère onctueuse, mêlée aux flux bariolés des projecteurs, la poésie du strip-tease.