Quand sa femme cachait les clefs de leurs voitures pour empêcher George Jones de boire, il rejoignait le bar en moissonneuse. Puis, marié à une quatrième femme, il a combattu l’alcool et la drogue. Dans Crazy heart, Bad Blake est « le cow-boy de l’amour », il fait sa tournée seul et grisonnant à bord de son vieux van, se saoule, chante tous les soirs dans des salles miteuses du Sud (Nouveau-Mexique, Texas), ne répète pas avec les musiciens locaux qui changent d’un soir à l’autre, ne dort jamais seul, n’écrit plus, reste vénéré par des petits vieux qui se souviennent de lui. Il s’en contente. Puis, il tombe amoureux d’une jeune journaliste qui a un petit garçon. Par amour, il renonce à sa vie de Bad Blake et fait son chemin de croix.
La rédemption de Bad Blake emprunte probablement à l’histoire d’autres chanteurs country. Pour sa coiffure, sa barbe, sa chemise en jean’s, le modèle était peut-être Kris Kristofferson ou un autre. Sa musique est, elle, une synthèse de « The Louvin Brothers, George Jones, Lightnin’ Hopkins et The Delmore Brothers, Hank Williams, Lefty Frizzell, The Mississipi Sheiks, Jimmy Rogers, Skip James et Howlin Wolf, pour n’en nommer que quelques uns » (in dossier de presse). Le film lui-même est une synthèse de compétences, très soigné. Reconstitution années 80 discrète. Chansons enregistrées avec des techniques analogiques pour un son plus ancré. Choix raisonné des décors en trois axes contrastés : les bleds paumés et leurs bars, bowlings ou baraques légendaires + la nature grandiose et intemporelle + la grande ville de Houston, ses buildings, ses couloirs souterrains. Jeff Bridges joue et chante « en vrai » dans le film, il a paraît-il travaillé jour et nuit avec T Bone Burnett et Stephen Bruton (les auteurs-compositeurs de la musique). Pour faire vrai, authentique, pour que le moindre détail « sente le vécu », tout le monde a « bien bossé ». Crazy heart est le contraire de Black snake moan, émanation démesurée d’un blues électrifié.
C’est l’heure du bilan, de la crise, de la mue, Bad Blake est mis sur la voie de la rédemption, pourtant Crazy heart est un film en pente douce. Il est temps, par exemple, que la légende encore vivante se remette à écrire. A point nommé, Bad Blake est saoul, a un accident qui l’immobilise, et il se remet à écrire. L’artifice de scénario est énorme, mais il provoque la sensation irréelle de la mansuétude des choses – on a l’impression que tous les éléments trouvent ou trouveront où se résorber, comment s’emboîter, quand se ficeler. Une des qualités de Crazy heart est de lénifier et d’être lénifiant jusqu’au bout. L’amour impossible (donc raté) entre les deux héros prend finalement, tranquillement, des allures de thérapie réussie. On ne doutait pas de l’attirance entre le vieux countryman et la jeune journaliste – la mise en scène simple, pas empressée de leur intimité (leurs beuveries, leurs longs échanges de regard, Gyllenhaal avec ses réactions à retardement, ses latences de quelques secondes, une langueur du Sud) y est pour beaucoup. Ils se séparent, chacun est guéri de son côté. Même la confrontation attendue entre l’ancien protégé, Tommy Sweet, millionnaire star de la New Country, et son mentor presque oublié, n’a pas lieu. Tommy est bien trop redevable, bien trop faible ou repentant pour que le duel des styles ou le choc des hommes ait lieu. Le respect du mentor, est-ce que ça fait partie de l’esprit country ? Bad Blake renie sa vie de Bad Blake en courant derrière des valeurs qui sont peut-être celles de la country (travail, famille, santé). Elles sont véhiculées par le film comme si elles étaient acquises. Si la rédemption de Bad Blake a quelque chose de démesuré, c’est parce que Crazy heart va jusqu’au bout du programme hagiographique. La réaction de la jeune mère repoussant définitivement Bad Blake parce qu’il vient d’égarer son fils et qu’il avait un verre dans le nez paraît injuste, c’est l’attachement à des valeurs de mesure qui mène ici à la démesure.
Pour jouer Tommy, les producteurs ont souhaité un cameo surprise, qui contient une performance « complètement inattendue ». Le nom de l’acteur n’apparaît ni sur l’affiche ni sur Imdb. Il a des sourcils de chien battu, et tous les films intéressants dans lesquels il a joué (Le Rêve de Cassandre, Phone game) ont exploité son jeu de chien battu. Lui aussi chante « en vrai ». Jeff Bridges a reçu le Golden Globe 2010 pour sa prestation, T Bone et Bruton l’ont reçu pour la musique. Crazy heart, scénarisé-produit- réalisé par un Scott Cooper dont c’est le premier film et co-produit par un Robert Duvall papi jusque dans son rôle à l’écran, sera peut-être consacré par des Oscars ce week-end.