Douglas Sirk a beau être à la mode, il reste encore largement méconnu. La parution de quatre films parmi les plus beaux de sa dernière période, dans un coffret riche en bonus éclairants, est venue à point pallier à ce déficit. Soit Tout ce que le ciel permet, Le Temps d’aimer et le temps de mourir, Le Secret magnifique et Mirage de la vie, ces deux derniers agrémentés des originaux de John Stahl. Mais qu’est-ce que c’est que ces objets bizarres, presque des aberrations au sein de l’industrie hollywoodienne des années 50 ? En particulier Mirage de la vie dont la subtile vulgarité en fait un objet définitivement irréductible à tout embrigadement esthétique, quasi irrécupérable – sinon par un cinéaste comme Fassbinder, chez qui la dimension « cosmétique » disparaîtra complètement, à l’instar de Tous les autres s’appellent Ali (remake de Tout ce que le ciel permet qui donne lieu à un amusant montage avec le film de Sirk dans un bonus concocté par François Ozon) ou Maman Küster s’en va au ciel.
Cette douceur et cette violence réunies dans un commun espace ; le fard poudré, scintillant, de chromos douceâtres et colorés qui se frottent à l’aiguillon cinglant de vérités rêches et nues – on a sans doute plus jamais vu cela au cinéma, avec un tel sens du fracas esthétique. Surtout pas chez Minelli qui est beaucoup plus romantique que Sirk, jusque dans le splendide Thé et Sympathie (son film le plus sirkien) mais dont la conclusion invite à la sublimation des passions et des interdits. Nulle sublimation chez Sirk, mais des coups de massue implacables (Le Temps d’aimer et le temps de mourir), de vrais-faux happy-end (Tout ce que le ciel permet) ou d’irréconciliables gâchis à peine masqués par la magnificence des mises en scène (Mirage de la vie).
Sirk, c’est un esprit athée au sein d’un Hollywood dont les fictions ont souvent un soubassement religieux, où chaque élément trouve sa place dans une constellation homogène, rouage d’une grande machinerie dont les efforts n’auront pas été vains. Chez Sirk au contraire, il n’y a pas de transcendance, rien qui puisse vraiment rédimer les êtres et les situations. On comprend que Le Temps d’aimer et le temps de mourir a tant plu à Godard, qui lui consacra un texte célèbre : il y a là une vision très matérialiste de la fragilité du vivant, dépouillé de tout sentiment de sacré qui pourrait donner à l’aventure éphémère de ses deux jeunes héros une dimension cathartique. S’il y a quelque chose de sacré ici (au sens profane du terme), c’est plutôt la vie de ces deux tourtereaux, leur communion amoureuse. Les films de Sirk dépeignent le funeste gâchis que les hommes font à « l’ici et maintenant » de leur propre existence et c’est peut-être en cela qu’ils sont si politiques et dans le même temps si profondément pessimistes. Les héros sirkiens n’ont pour exister que l’espace d’une parenthèse, et cette parenthèse c’est la vie même, c’est-à-dire un instant à l’irrémédiable finitude.
D’où chez lui, ces jeux de miroirs, ces transparences, ces lumières théâtralisées qui instillent le doute dans des scénarios aux conclusions trop aimables (Le Secret magnifique, Tout ce que le ciel permet), ou aux soudaines réconciliations libératrices. Sirk n’est pas dupe du finale de Mirage de la vie, avec sa factice famille recomposée dans l’habitacle étroit d’une voiture, en apparence expurgée de ce qui fait tache, c’est à dire le noir (voir à ce propos l’entretien avec Christophe Honoré), mais dont les habits (noirs donc) indiquent qu’ils portent peut-être davantage le deuil d’eux-mêmes que celui d’Annie Johnson. Derrière ce chromo, sans doute pas l’échange de regards de haine (comme dirait Debord) mais quelque chose qui est à l’évidence de l’ordre du simulacre, du joué. Si on ne peut tout à fait être dans la vie chez Sirk, c’est parce que les personnages vivent dans le double fond théâtralisé de la vie, que ce soit pour survivre au chaos (Le Temps d’aimer…) ou pour perpétuer d’étouffants codes sociaux dont on s’accommode. Il n’empêche, on pleure beaucoup aux films de Douglas Sirk, parce que derrière ces tranchants constats, cette ironie esthétique, il y a une compassion sincère, une primarité qui permet à ces œuvres retorses d’atteindre le grand art.
Ce curieux mélange d’ironie et de primarité, on le retrouve dans presque toute l’œuvre de Fassbinder, grand admirateur et disciple de Sirk s’il en est. Les éditions Carlotta, après avoir sorti la majeure partie de ses films en DVD, éditent Berlin Alexanderplatz, feuilleton en 14 épisodes adapté du roman d’Alfred Döblin. Mais qu’est-ce que c’est que cet objet bizarre, difforme, perdu quelque part entre un feuilleté narratif d’esprit très littéraire et le soap, la dramatique télé ? Comme chez Sirk, on y trouve des effets de distanciation, mais plus volontaires (là où Sirk était dans la contrebande), oeuvrant dans une perspective quasi baroque : démultiplication des cloisons translucides derrières lesquelles Fassbinder pose sa caméra, répétition du même (le meurtre initial commis par son héros, Franz Biberkopf, qui revient de manière insistante à mesure que la série se déploie), narrateur à la voix (celle de Fassbinder lui-même) mécanique et pleine d’une tragique ironie, théâtralisation poussée à l’extrême par la lumière et les filtres. Berlin Alexanderplatz fait partie de ces objets océaniques qui contiennent beaucoup plus que leur limites physiques semblent l’autoriser, la série embrassant tout entier l’intimité de Biberkopf et le destin de cette Allemagne d’avant le cataclysme économique de 1929.
De Fassbinder, on peut préférer les œuvres plus sèches, qui avancent avec célérité vers leur point final (Maman Küster s’en va au ciel, Tous les autres s’appellent Ali, Le Droit du plus fort…), mais impossible de ne pas être emporté par le flot de la destinée presque absurde de ce Falstaff prolétaire, dont l’immense corps est comme un vortex qui attire à lui fictions, personnages et coups du sort comme dans les feuilletons les plus romanesques. La puissance de Berlin Alexanderplatz est de se situer à la jonction entre ce terrain feuilletonnant et l’expérience carcérale, autrement dit une histoire circonscrite à un univers mental, soigneusement délimité à quelques lieux et personnages récurrents, quelques obsessions, quelques motifs tournant en boucle comme ce disque acheté que le héros passe sans cesse sur son phonographe. Cette dimension de ressassement, de piétinement, d’échec vient sans cesse empêcher les saillies et autres aventures hétérogènes qui font l’ordinaire du feuilleton et achève de donner à cette série son éclatante modernité.
Il est étonnant de voir combien la série (et avant ça le roman) semble nous parler d’aujourd’hui, c’est à dire de la France d’aujourd’hui, et pas seulement de l’Allemagne de la fin des années 20 ou du début des années 80 (moment de réalisation de la série), tant les questions qu’elle soulève sont d’une cruelle actualité. Franz Biberkopf, figure emblématique du peuple à l’heure des choix, figure de la victime, dont la pureté et la bonté confinent à la servitude volontaire, dont l’angélisme, jusque dans les accès de violence, a quelques chose de tout à la fois sublime et désespérant. Entre le Franz Biberkopf de Berlin Alexanderplatz et la Annie Johnson de Mirage de la vie, une communauté d’esprit, une semblable destinée.