Resnais livre avec Coeurs un grand film mélancolique dont on sort le coeur gros. Pourtant, il pourrait y avoir quelque chose de routinier à voir le cinéaste renouer encore une fois avec les mêmes acteurs, le même auteur dramatique que pour Smoking / No smoking, Alan Ayckbourn (Coeurs est adapté de Private fears in public places), le même cadre parisien, jusqu’aux mêmes personnages (Dussollier de nouveau agent immobilier zélé). C’est donc la même rengaine qui recommence ? Non, plutôt la même chansonnette qui continue, quelques octaves plus bas, plus grave et émouvante, assombrie aussi par cet air de déjà-vu. Thierry (André Dussollier), vieux garçon, travaille avec Charlotte (Sabine Azéma), une illuminée cul béni, et vit avec sa petite soeur célibataire (Isabelle Carré). Sa cliente (Laura Morante) recherche un trois pièces pour elle et son compagnon Dan (Lambert Wilson), ancien militaire désœuvré et alcoolique, habitué du bar de Lionel (Pierre Arditi). Cette fois, pas de chassés-croisés virevoltant, ni de rencontres, le cœur n’y est plus. Les personnages de Coeurs se côtoient comme des somnambules, sans se voir ou à peine.
Pourtant, on ne peut pas dire que le monde soit grand, tous finissent par se frôler dans ce petit décor de théâtre et ceux qui vivent ensemble sont les uns sur les autres dans de minuscules appartements. Mais malgré la plus grande promiscuité, ils ne font que partager un espace avec un inconnu. Frères et sœurs, amants, père et fils, collègues séparés simplement par un petit paravent en plastique ne savent rien de l’autre. C’est la crise du logement selon Resnais, grande et terrible affaire de Coeurs : quelles cloisons, de quelle épaisseur, pour vivre ensemble dans un même espace ? Un studio pour deux, un faux deux pièces ou un vrai trois pièces ? Problème insoluble, le cœur est solitaire, il ne cohabite pas. C’est la belle réussite et la nouveauté de Coeurs qui installe dès le début la dépression et la maintient sans à-coups, intensifiant et généralisant ainsi le malaise diffus qu’annonçait la fin d’On connaît la chanson. Lorsque Coeurs commence, tout a déjà eu lieu et tout est déjà fini. La rupture, la solitude, la tristesse ne viennent pas ponctuer le récit comme un événement ; elles sont là, rampantes, nappantes, se contaminent les unes les autres. La neige qui tombe sans cesse sur le quartier désert et glacial de Bercy s’infiltre dans les images en de sublimes fondus floconneux. A chaque scène le film menace de s’évanouir, il titube comme le grand corps vacillant de Lambert Wilson. Les acteurs déclinent parfaitement et subtilement, chacun à sa manière, l’art de perdre pied (de la maladresse à l’épuisement en passant par la lassitude). Tous piteux et tous perdus. Il se peut qu’on en rie, mais on en reste surtout longtemps bouleversé.