Serge Daney se demandait ce que serait un film s’il n’était pas un film. A cet aune, Christophe Colomb, l’énigme pourrait être un assemblage de cartes postales (ce qu’était déjà, et plus explicitement encore, Un Film parlé). Mais des cartes postales tronquées, dont on ne verrait qu’une infime partie (ainsi de la vision nocturne de New York envahit par un épais brouillard), où les traces des choses auraient disparues pour ne laisser place qu’aux signes les plus purs, à un évidement du cadre que la parole viendrait emplir. Dans Christophe Colomb, l’énigme, on suit, depuis les années 40 jusqu’à aujourd’hui, le parcours d’un homme et de sa femme (Manoel de Oliveira et sa propre compagne) à travers les Etats-Unis et le Portugal, en quête des lieux de mémoire et des endroits qui ont fondé la légende de Christophe Colomb, avec cette idée farfelue (si farfelue ?) que l’homme n’était peut-être pas espagnol mais portugais.
Si tourisme il y a, c’est au sens d’une quête des lieux qui ont forgé la mémoire des hommes, d’une passion de l’érudition qui donne au voyage (intérieur autant que physique) les allures d’une enquête et d’un pèlerinage. Ce qui est beau ici, c’est de voir avancer main dans la main, la recherche des signes sur les origines du navigateur, et l’amour du couple Oliveira qu’on suit de leur mariage dans les années 60 à aujourd’hui. Dès qu’ils jouent à eux-mêmes, c’est à dire qu’ils ne sont plus joués par des acteurs, on éprouve même un certain trouble devant la puissance documentaire de leur relation, ces phrases prononcées comme de petites impudeurs (« je te suivrais jusqu’au bout du monde » ; « j’espère bien ») qui apportent une touche de trivialité à côté du fantôme souvent inaccessible et fuyant de Colomb que le couple s’acharne à traquer.
Les films d’Oliveira ressemblent de plus en plus à des fantaisies funèbres et ce film-ci ne fait pas exception, qui évoque avec mélancolie la lente disparition des traces de l’Histoire humaine. Il ne faut pas voir autrement ces longs plans sur la mer impavide, continuellement identique à elle-même tandis que les hommes continuent de se chercher des légendes. Postuler ainsi un Christophe Colomb portugais n’est rien d’autre qu’une manière amusée d’interroger ce qui fait à la fois la grandeur de l’humain (se construire une Histoire) mais aussi sa vanité. « Nous sommes en devenir permanent » dit Oliveira dans les dernières secondes du film. Et sa femme de lui répondre par cette phrase énigmatique : « le devenir c’est la nostalgie ». Comme si les transformations successives de l’homme, sa soif éperdue de connaissance et de conquête, venait se briser sur la perte irrémédiable de fragments de soi dont on ne pourrait qu’éprouver la nostalgie. Ainsi ce couple dont les corps semblent vieillir comme en accéléré au cours du film, perdant les chairs suaves de la jeunesse tandis que les pièces du puzzle Colomb se rassemblent peu à peu. « Le devenir c’est la nostalgie » : quand le tourisme aboutit à une telle connaissance philosophique, il s’apparente, sur le terme d’une vie, à du grand art.