Chantal Akerman est morte, on l’apprenait avant-hier. Quand meurt un grand cinéaste, une aussi grande cinéaste que Chantal Akerman, la tristesse commande sans délai d’aller trouver refuge dans ses films, d’y emporter avec soi le deuil des films à venir, qui ne viendront pas. En nulle autre occasion les films aimés font à ce point l’effet d’être une maison. Un grand cinéaste disparaît et c’est, tout de suite, l’hospitalité de son œuvre qui vient à l’esprit : on se rappelle qu’on s’y sent chez soi.
Les films de Chantal Akerman, particulièrement, auront été habitables. Parce qu’Akerman, bien sûr, n’avait cessé de filmer ça – des chambres, des appartements, des couloirs : des maisons. Chambres : la sienne d’abord, dont le seuil fut celui de son cinéma (Saute ma ville ; Je, tu, il, elle ; La chambre), chambre retrouvée partout, dans les hôtels au bout des voyages (Là-bas), dans les hôtels au creux de la fiction (Les rendez-vous d’Anna). Appartement modeste et pourtant monumental pour qui a passé, au moins une fois, deux-cent une minutes au 23 quai du Commerce, à Bruxelles (Jeanne Dielman). Grand appartement dont les lignes recouvertes d’ombres se prolongent dans les rues de la ville (La Captive). Galerie marchande comme une grande maison de poupée (Golden eighties). Partie de sa chambre, Akerman nous a fait habiter tous les lieux : morceaux d’Amérique (News from home, Sud, De l’autre côté) ou d’Europe (D’est), jusqu’à la nuit dont elle savait, comme seuls le savent les grands cinéastes, qu’elle n’est pas une durée mais un endroit (Toute une nuit).
Il est miraculeux que ces lieux aient été si hospitaliers, tant ils étaient déjà habités, c’est-à-dire hantés : saturés de fantômes, encombrés d’histoire, leurs murs dressés autour d’un gouffre où siffle souvent, d’un bout à l’autre de l’oeuvre, un silence de mort. Son dernier film sorti en salles, La Folie Almayer, portait le nom d’une maison et la maison s’appelait Folie. Le dernier qu’elle a tourné s’appelle : No home movie. Peut-être Akerman a-t-elle fait des films si habitables parce qu’il lui fallait à travers eux, à toute force, habiter ; peut-être ces films n’ont-ils parlé que de ça. Habiter quelque part, et de ce quelque part, faire un rempart. Mais n’être pas dupe, jamais, parce qu’il est impossible de faire autrement, de ce qu’un rempart est toujours provisoire. Quand, par la faute d’un réveil détraqué, le quotidien qui est la vraie maison de Jeanne Dielman se lézarde soudain, alors tous les murs s’effondrent et laissent entrer la catastrophe qui piétinait sur le seuil. Trente-cinq ans plus tard, les digues ont sauté avant même que le film ne commence : la folie Almayer est déjà inondée, le fleuve boueux d’angoisse a tout emporté.
Si ces films, si ces maisons sont habitables malgré tout, c’est qu’Akerman s’est donné la peine de nous les faire habiter. Ce labeur était son métier de cinéaste. Habiter un lieu, cela veut dire : s’être vu offrir les moyens de le regarder ; Akerman nous a donné ces moyens-là. Les grands cinéastes ont ce privilège, qui est une lourde responsabilité, de nous donner à regarder des choses comme si on ne les avait jamais vues. On n’a jamais vu un appartement avant d’avoir regardé celui de Jeanne Dielman, jamais longé des yeux un couloir d’hôtel avant Hotel Monterey, jamais regardé un bistrot, la nuit, avant Toute une nuit. Jamais vu, jamais entendu : l’appartement minuscule d’Akerman dans Je, tu, il, elle, c’est le chant lointain et atone des voitures qui le fait tenir debout, c’est lui l’architecte. Dans Jeanne Dielman, c’est le son sec des interrupteurs, cette mélopée de petits « clics » au rythme industriel, qui fait apparaître et disparaître, puis apparaître encore les pièces où Jeanne joue pour elle seule la symphonie muette de son quotidien. Pas de hiérarchie. Pas de hiérarchie entre les choses qu’il y a à regarder : c’est ce qu’Akerman, en substance, expliquait à Philippe Garrel qui la filmait pour Les ministères de l’art. « Parce que si toi en tant que metteur en scène, tu mets une hiérarchie dans les choses, les gens ils ont plus de choix. Ça perd le rapport à eux. Tu vois ? Tandis que quand tu exposes sans hiérarchie les choses, c’est à chacun à se situer, face à ce qui se passe. Donc ça te laisse une place, d’être humain, de personne, en face du film ».
Ce refus de la hiérarchie entre les choses, disait-elle encore, ça donne un « effet de plat ». Et cet effet de plat a rangé Akerman, selon l’arbitraire de l’histoire du cinéma, parmi les cinéastes « de la durée ». Mais dire ça, c’est toujours un peu suggérer qu’on impose au spectateur une douloureuse endurance, c’est voir le temps sans voir l’espace, voir les films comme une prison de temps, belle prison mais prison quand même. Or c’est tout le contraire : deux-cent une minutes, c’est à peine assez pour regarder l’appartement de Jeanne. Et c’est une immense libération de pouvoir regarder autant.
Alors quand s’est répandue cette très triste nouvelle, le premier réflexe, évidemment, fut d’aller trouver sur Youtube le refuge des films. Youtube offre cette prompte consolation : c’est un trousseau pour les maisons que nous laissent les cinéastes en mourant. On les visite à la hâte, comme on visite une maison d’enfance, en longeant les murs, les meubles du bout des doigts. Jeanne Dielman, dont on trouve un chapelet d’extraits sur Youtube, a plus que tout autre film cette disponibilité-là : revoir une scène de Jeanne Dielman, c’est, littéralement, revoir une pièce de l’appartement de Jeanne. L’appartement est le film ; le film est l’appartement. Pourtant ce n’est pas (tout à fait) l’appartement de Jeanne Dielman qu’on est parti visiter sur Youtube. Ce n’est même pas un film de Chantal Akerman, c’est un film de Sami Frey, un film sur une petite jeune fille. Mais la petite jeune fille, c’est Chantal Akerman. Elle a vingt-quatre ans et elle est en train de tourner Jeanne Dielman. Le film s’appelle Autour de Jeanne Dielman et documente le tournage. « Petite jeune fille », c’est une formule qui paraît un peu idiote, un peu désuète, incongrue surtout pour parler d’Akerman et d’un film aussi puissamment féministe que Jeanne Dielman. Pourtant c’est précisément l’impression que fait Akerman dans le film de Sami Frey. Sur Youtube, il en reste un court extrait bien choisi : c’est le plus beau moment.
Akerman et Delphine Seyrig préparent une scène, une scène toute simple et donc très compliquée. Il s’agit de régler un geste de Jeanne Dielman, qui se coiffe devant sa glace. Seyrig a donné des petits coups de brosse très vifs, et Akerman voudrait des coups plus longs. Pourquoi des coups longs ? « Ben cherche ! », dit Seyrig qui sadise doucement Akerman et transforme l’échange en un duel cruel pour la très jeune cinéaste. Akerman, paralysée, cherche un peu puis libère son malaise en un petit rire nerveux qui lui fait plisser les yeux, comme le font les petites jeunes filles dans les films des années 60. Akerman mime alors le geste qu’elle voudrait, encore prisonnière de la voix onctueuse et autoritaire de Seyrig, et doucement elle reprend le dessus, finit par se faire comprendre. Mais quiconque a vu ces images n’a pu qu’être frappé par ce rire étouffé de petite jeune fille, frappé de ce qu’un film à la puissance aussi sereine, un film aussi vertigineusement méticuleux que Jeanne Dielman ait été tourné par la petite jeune fille malmenée par Delphine Seyrig. Frappé surtout par sa voix, qui n’est pas encore la belle voix rocailleuse, frottée sur un million de cigarettes, qu’on lui connaîtrait plus tard, mais toujours celle étonnamment enfantine qui résonnait dans Je, tu, il, elle. Ce n’est pas qu’une voix enfantine : dans Je, tu, il, elle, elle a le timbre exact des voix d’enfants. Dans un entretien magnifique réalisé en 2011, Nicole Brenez faisait remarquer à Akerman qu’elle ne parlait d’elle-même que comme d’une fille, et que l’héroïne de La folie Almayer s’appelait elle-même Nina – petite fille. Je n’ai jamais grandi, répondait Akerman, je suis restée une fille, la fille de ma mère. No home movie, son dernier film, consacré à sa mère comme News from home quarante ans plus tôt, le dira une dernière fois. Mais on ne l’entendra peut-être jamais si bien qu’ici, dans ces quelques secondes de trouble enfantin échappées du portrait d’un génie au travail.
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