On pourrait aisément gloser sur la vanité de ce biopic qui n’en est pas un, ricaner peut-être à propos de l’étirement de ce diptyque qui, quatre heures durant, ne fait que promener un guérillero d’un maquis à l’autre, et comment il tousse, et comment il a mal aux pieds dans ses godillots ; on pourrait rapporter ce double-film monumental à l’extérieur, minuscule dedans, à la carrière de son réalisateur, Steven Soderbergh, qui en vingt ans aura tout fait, de l’indépendant palmé (Sexe, mensonges et vidéo) à la panouille transcendantale (le remake de Solaris), du blockbuster champagne (Ocean’s 11, 12, 13) au film décrété barge (Schizopolis), de l’auteurisme européen à l’expérimentation économique, et donc un projet porté à bout de bras durant des années consacré à un révolutionnaire mythique. Il en irait de Che comme de l’itinéraire de Soderbergh : un complexe omnisport vu de l’extérieur, qui renferme un fourre-tout inégal, réclamant cas par cas et discernement. On pourrait, sauf que Che d’une part déjoue les attentes, d’autre part se pose là avec un panache qu’il serait cruel et injuste de lui nier.
On commence à s’y habituer : il y a quelques semaines, Mesrine se déployait ainsi en deux panneaux, similitude qui s’ajoutait à celle de voir ainsi portraituré une figure de la contestation de l’ordre établi, appelée à se transformer en étendard, voire en poster – à une toute autre échelle, bien sûr. Le film de Jean-François Richet dépliait une chronologie bordée par la mort du gangster, enchaînant les épisodes de sa vie comme on égrène les pages d’un calendrier (une biographie, donc, littérale) et par conséquent déterminait sa césure médiane au maximum comme une réorientation psychologique (Mesrine, petite frappe devenu grand gangster / Mesrine, grand gangster devenu outlaw mégalomane). Celui de Soderbergh remplit davantage cette coupure au milieu, qui sépare la révolution cubaine de la guérilla bolivienne, il en fait la cime entre deux pentes : l’une, ascendante, narre une conquête, une bataille militaire, dont le terme est un succès ; l’autre, descendante, décrit l’engluement d’une guérilla sylvestre, perdue d’avance, acharnée, illusoire – une défaite. Vie et mort du Che se replient symétriquement sur un autre binôme – succès/échec – jusqu’à se confondre avec lui : définition, peut-être, de ce qu’est un destin.
Fort de ce principe au fond très simple, dénudé, Soderbergh se tient à cette logique et presque jamais ne s’en détourne : dans Che 1, il n’est presque question que de stratégie militaire, de micro-territoires à conquérir, de villes à prendre, de progression des troupes ; dans Che 2, il ne s’agira que de vie dans les bois, de campements, de recrutements, d’approvisionnement des troupes, de mort, de maladie. Quelques scènes, pourtant, font saillie, surtout dans ce premier volet : une interview donnée à une journaliste américaine, la discussion sur balcon entre Guevara et Castro, qui scelle un pacte et distribue en quelque sorte les rôles entre les deux barbudos. Ces sortes de commentaires du film paraissent en trop, et soulignent malgré eux, a contrario, la durée excessive du double long-métrage. Car Soderbergh eut gagné en radicalité et en optimisme s’il s’était gardé absolument de quitter la jungle, la campagne et les collines cubaines. Pareil retrait sans dehors dans l’intérieur des troupes et de la verdure eut définitivement transformé ce biopic qui ne vient pas en un film d’aventures abstrait. Ainsi il en va de Che 1 comme de beaucoup de films de Soderbergh : se laisse regarder, n’est pas déplaisant, mais jamais l’acuité d’un style ne vient relever les partis pris, pourtant fort affirmés, qui soutiennent le projet.
La surprise du film, pour qui s’attendait à ne voir au pire qu’une hagiographie, au mieux la relation d’événements, tient donc à ce choix de ne – presque – rien dire du Che : il n’est jamais question ici de traiter Guevara comme le mythe qu’il est devenu, ni même de signaler l’origine de cette gloire posthume qui est la sienne et qui s’imprime sur des t-shirts. Il est assez probable que Soderbergh, ayant eu peur de verser dans la célébration universelle ou, plus simplement, d’avoir à discuter à propos du Che, ait choisi malicieusement de biaiser le portrait. Adoptant une maxime simpliste (un révolutionnaire ne se juge qu’aux effets qu’il a produit), il a préféré photographier Guevara dans ses gestes, au ras du quotidien belliqueux, dans une perspective autant behavioriste que réellement historique (au sens du « temps court » de Braudel, de cet « avant-plan », mais à une échelle encore plus minuscule : d’un jour à l’autre, d’un geste à l’autre). C’est un choix judicieux, qui évite un vain arbitrage entre l’admiration qu’il lui porte peut-être et les réserves qu’il a peut-être quant à son parcours. Et cela donne un film certes trop long, certes peu enthousiasmant par sa mise en scène, mais qui, esquivant l’écueil du procès en pellicule, ne laisse mesurer ses résultats qu’à l’aune de son geste d’ensemble. C’est pourquoi il faut parler du film entier, une fois ses deux parties rassemblées, ce qui interviendra le 28 de ce mois, date de la sortie de Che : Guérilla. Restons-en là pour le moment (à suivre…).