Dans l’un des bonus de ce coffret édité par l’excellente maison Carlotta, on voit Chantal Akerman, 25 ans au moment des faits, discuter d’arrache-pied avec Delphine Seyrig, véritable star du cinéma d’auteur français de l’époque. Une jeune femme tenace, calme, réfléchie et sûre d’elle-même : voilà ce qui transparaît de la cinéaste alors en passe de livrer l’un des films emblématiques d’une décennie féministe, Jeanne Dielman, 23 rue du commerce, 1080 Bruxelles. Il y a déjà, dans son attitude, le choix de ses mots, la manière d’écouter la comédienne, toute la sûreté d’exécution et la précision formelle qu’on retrouvera ensuite dans son cinéma. Particulièrement chez Akerman, les films vont avec la personne. Le coffret comprend pas moins de sept films dont les deux plus beaux fleurons sont sans conteste le mythique Jeanne Dielman et le subtilement émouvant Les Rendez-vous d’Anna.
Cinéma de l’intime dans lequel le monde n’est jamais absent mais flotte au contraire autour de ses héroïnes comme un fantôme, hors champ mais bien là, quelque part, dans les interstices des mots et des gestes, pesant sur les personnages comme un poids avec lequel il faut composer – ou pas, comme en témoigne les gestes tragiques de Jeanne Dielman ou de Saute ma ville, ce dernier film annonçant l’autre. Cette façon d’inscrire l’intime dans une généalogie historique, un rapport à l’Histoire (Les Rendez-vous d’Anna et la Shoah, jamais nommée), dans le contexte oppressant des habitudes sociales (Jeanne Dielman et l’aliénation familiale) ou dans un réel duquel on est toujours plus ou moins séparé (News from home dans lequel Akerman est autant loin de la Belgique que distante et étrangère au réel new-yorkais), cette façon donc, donne à ce cinéma une épaisseur d’abord insoupçonnée. Insoupçonnée ? Oui, dans la mesure où les grandes figures esthétiques d’Akerman (les plans frontaux, les travelling latéraux) renvoient plus à la perception des surfaces qu’à une idée de profondeur, semblent ne montrer que ce qu’il y a à voir et non ce qui se cache derrière les apparences. On sait d’ailleurs combien ce travail sur la surface est le propre d’une grande part de l’art moderne, de Malevitch à Warhol en passant par les photographies de Stephen Shore. Et Akerman n’aura jamais usurpé son étiquette de « cinéaste moderne », dans un sens souvent très pictural (cf. les superbes lumières et cadres de Babet Mangold, chef opératrice attitrée).
Ce hiatus apparent entre une forme qui montrerait « bêtement » les choses et ce renvoi diffus mais incessant au poids de l’Histoire et de la société (par l’entremise du montage, des dialogues, des gestes) n’est en réalité rien d’autre qu’une mise en perspective qui fait sortir l’image de sa dimension plane. Autour d’elle, l’image mille voix bourdonnent. Autour de Jeanne Dielman, c’est un hurlement collectif qui retentit (celui des maîtresses de maison). Jeanne Dielman, Les Rendez-vous d’Anna : films aphones en même temps que douloureusement sonores. Derrière la dimension quasi autistique de cet univers (moi, ma souffrance, mon for intérieur), derrière la résistance têtue de l’intime, les films s’ouvrent aux aventures du monde. D’une certaine façon, rien n’a changé d’ailleurs, puisque dans son dernier film, Là-bas, le dispositif est absolument le même. Akerman avait alors trouvé, au mitant des années 70, le dispositif qui allait peu à peu constituer sa marque de fabrique, son indélébile signature esthétique. Le coffret DVD offre à ce titre une magnifique occasion de mesurer l’évolution de la cinéaste depuis ses premiers films (Saute ma ville, La Chambre, Hôtel Monterey, Je tu il elle) jusqu’à Jeanne Dielman et Les Rendez-vous d’Anna ; d’enregistrer le passage d’une description unilatéralement autarcique des choses (le panoramique répété de La Chambre qui semble même buter sur les murs de la pièce, les images mutiques de Hôtel Monterey) vers la communication, même inaboutie et impossible, avec l’autre (Les Rendez-vous d’Anna). A l’heure où la cinéphilie est de plus en plus disséminée et parcellaire, c’est aussi ce qu’on attend d’une édition DVD : qu’elle donne à voir la cohérence d’un univers et permette de comprendre quelque chose du processus créateur. Il va sans dire que ce coffret est indispensable.