Juste avant son chef-d’oeuvre All about Eve, Mankiewicz réalise en 1949 ce A letter to three wives , qu’aurait dû adapter Lubitsch s’il n’était mort entretemps. Le casting changea d’innombrables fois (Tyrone Power, Ida Lupino ou encore Joan Crawford étaient pressentis) et les héroïnes devaient initialement être au nombre de cinq, comme le voulait le roman dont le film est tiré. Comme Eve, Chaînes conjugales dresse autant le portrait de quelques femmes que de leur milieu, et le film longe plusieurs registres : d’un côté un film à suspense mâtiné de woman’s picture, de l’autre une satire de la classe moyenne américaine. Vu d’aujourd’hui, l’époque à laquelle il fut tourné se signale d’autant plus que le film semble forgé dans la matière des feuilletons radiophoniques d’alors et des page-turners pour femmes : on y renifle presque une odeur mêlée de papier glacé, de cuisine et de vernis à ongles.
Et justement sa narration tiendrait plus, au fond, de la série que du film, fouillant délicatement le foyer pour y trouver une image de la société, sans jamais sacrifier l’intime sur l’autel du discours. C’est aux postes de radio, très présents, qu’il revient de signifier cet aller-retour subtil : une voix pénètre les foyers sans demander la permission et fait le lien entre tous – trois ans plus tard, un autre film à sketches allait mêler radio et conjugalité : Cinq mariages à l’essai, d’Edmund Goulding, avec Marylin Monroe. Chaînes conjugales ne manque pas, d’ailleurs, de faire rêver à une série réalisée par Mankiewicz, en même temps qu’il se révèle comme la véritable origine de Mad Men ou Desperate housewives.
Outre la voix de la radio, il y a celle d’Adie Ross, qui, avant de quitter la ville avec le mari de l’une d’entre elles, a envoyé une lettre à ses trois amies. Le temps d’un voyage en bateau, les trois femmes auront tout le loisir de passer en revue leur vie conjugale, ignorant où peuvent bien se trouver leurs maris. Il y a dans Chaînes conjugales, tout comme dans All about Eve, deux enjeux fondus en un : la conjugalité et le classicisme. Menacer l’un, c’est menacer l’autre. Défaire le couple, c’est mettre en branle le classicisme mais aussi s’assurer que cette crise conjugale sera cicatrisée par lui. La grande force de Mankiewicz a toujours tenu dans sa capacité à dilater ses intrigues sans rien perdre de leur unité : les flashblacks peuvent mener très loin, on en retrouvera pas moins, après un long détour, nos couples réunis. L’image qui symbolise le mieux cette union tout à la fois amicale et amoureuse, c’est d’abord une image récurrente et insistante chez Mankiewicz, l’image même du classicisme : c’est la table ronde où ces amis sont réunis. Image qui revient également dans l’unique film entièrement écrit par ses soins, La Comtesse aux pieds nus. Des êtres réunis autour d’une table ronde et dont la cohésion, l’amour et l’amitié semblent menacés par un personnage absent mais dont tout le monde parle : la grande actrice Maria Vargas, la vamp arriviste Eve Harrington dans Eve, ou encore Addie Ross dans Chaînes conjugales.
Dans les trois cas, il s’agit de remonter aux origines d’une rencontre fatidique, d’un coup de tonnerre qui laisse nos personnages tout à la fois bouleversés et apaisés, mais encore hantés par le passage fracassant d’une femme. Cette femme, ici réduite à l’état de voix-off et de silhouette qui mène à la baguette tous les personnages, n’est pas autre chose qu’une sorte d’entité abstraite venue éprouver les couples. C’est sa capacité à remettre en doute et à tendre un miroir à ces femmes qui intéresse Mankiewicz, tout comme Eve Harrington était pour Margo Channing le miroir dans lequel elle pouvait enfin se sentir vieillir, l’ennemie intime qui lui permettait de se penser elle-même. La très belle idée de Mankiewicz est de filmer dans Chaînes conjugales des vieux couples qui ne sont pas tant menacés par les possibles infidélités de l’homme que par la paranoïa de la femme qui se découvre une rivale. Le danger est tout entier dans son irritabilité grandissante qui menace son bonheur, parfaitement intériorisé, à peine confirmé par les faits. Dans ces deux films, la menace prend un instant les contours d’une autre femme, et c’est ce que retiendra Cassavetes dans Opening Night, remake à peine voilé d’All About Eve. La peur féminine y est encore moins partagée, encore plus solitaire et intérieure, travaillant au corps une Gena Rowlands harassée par la lutte. Cette autre femme était déjà là, dans l’inquiétude feutrée des héroïnes de Mankiewicz.