Danièle Huillet vient de disparaître (dans la nuit 8 au 9 octobre 2006) et plus jamais nous ne verrons, comme on dit, un film des Straub. Probable aussi que Jean-Marie Straub lui-même ne réalisera plus de film sans celle qui aura été sa compagne de cinéma pendant près de quarante ans. Pour autant, jamais Ces rencontres avec eux ne nous apparaissent comme un film testamentaire, vieux réflexe qui veut que le dernier film d’un cinéaste le soit nécessairement (testamentaire), et même porte en lui quelque chose de funèbre. Au contraire ici, tout est incroyablement lumineux, clairement énoncé, porté par un puissant élan vital. Adaptation des Dialogues avec Leuco de Cesare Pavese, Ces rencontres avec eux figure des divinités et des hommes qui conversent sur la dialectique du terrestre et du divin, de la mort et de l’éternité.
Il faut voir ces corps plantés dans le sol, rocs puissants dont la stature immobile n’est pas le contraire du mouvement, ni une matière inerte et professorale, mais au contraire une puissante dynamique intérieure, centripète, qui jamais ne laisse l’énergie s’échapper hors du cadre. A une époque où beaucoup de réalisateurs confondent mouvement et dispersion, célérité et précipitation, les Straub ne cessent de proposer un cinéma fondé sur cette inépuisable énergie, un cinéma où les corps ne semblent jamais soumis à la fatigue ou à l’épuisement. En toute logique d’ailleurs puisque ici ce sont des dieux qui conversent et philosophent sur leur sort et celui des humains, des dieux immortels jamais soumis à ce principe d’entropie qui régit la vie dans le cosmos. C’est pourquoi d’ailleurs, dans cette campagne de toujours, cet Olympe verdoyant, les voix portent plus que de naturel. Dès le premier et magnifique plan du film, ces corps vus de dos, enracinés dans le sol comme des chênes centenaires, laissent fuser des mots qui portent loin dans l’espace comme la flèche fuse sous la pression de l’arc. Ce pourrait être ça, l’un des secrets du cinéma des Straub : le corps comme arc, faussement statique, mais chez qui, en réalité, la tension intérieure, distribuée quelque part entre les tripes, le coeur et le cerveau, finit par décocher des flèches immatérielles qui viennent résonner (et raisonner) dans l’espace.
D’où aussi une diction tranchante, précise jusqu’à l’aridité, qui ne laisse jamais aucune place au flottement, à la suspension du sens. Les mots et la diction chez les Straub ne sont jamais emprunt de faiblesse, jamais en creux, mais toujours portés par un souci de clarté que d’aucuns pourraient voir comme une scansion un peu terroriste, mais qui est surtout l’attachement à l’adage voulant qu’une pensée acérée s’énonce clairement. Le Cinétract, hommage aux deux garçons morts électrocutés en novembre dernier à Clichy Sous-Bois et que les distributeurs ont eu le bonne idée de mettre en préambule (Cinétract qu’on peut également visionner sur le site de Pierre Grise) est au contraire dénué de parole, puits de silence qui laisse simplement apparaître deux formules terrifiantes à la fin de ces cinq plans identiques. Vide du cadre, vide de la parole, juste quelques mots écrits à même l’écran qui nous happent dans une crevasse d’effroi et sonnent comme un avertissement.