Drôle de film, à la limite de l’accident industriel. On passe les vingt premières minutes du film à ne rien comprendre, littéralement. Si un tel procédé est relativement courant dans le thriller ou le film noir à l’ancienne (qu’on se souvienne des premières séquences de Killers de Siodmak, ou du Grand Sommeil de Hawks), l’incompréhension finit toujours tôt ou tard convertie en énergie narrative. Or Cartel tourne à vide, et dilapide l’énergie en pure perte. C’est d’ailleurs visiblement le sens du film : représenter cette économie sans visage qui change tout en valeur, les hommes en néant, et tue pour le plaisir de tuer.
De quoi parle Cartel ? D’un homme, le counselor du titre original (Fassbender). Il trempe dans un trafic de drogue qu’il met au point avec Westray (Pitt) et Reiner (Bardem). Par une malheureuse coïncidence, il fait libérer une petite frappe, fils de l’une de ses clientes. Mais il ne sait pas que le jeune homme fraîchement libéré joue un rôle dans ledit trafic. Aussitôt libéré, il est assassiné et « on » lui dérobe le dispositif électronique qui permet de faire démarrer le camion qui contient la cargaison de drogue. Le cartel croit alors le counselor responsable de l’assassinat et du vol, et met à exécution une implacable vengeance.
Ce canevas classique est mû par un principe d’abord très surprenant mais qui lasse vite. Jamais le film, en effet, ne permet au spectateur de construire la moindre certitude (sinon que Bardem se pare de coiffures toujours plus débiles de film en film) ; jamais il n’offre la moindre prise permettant de poser des repères en vue d’une compréhension minimale de l’intrigue ou de ses enjeux. Ainsi, le statut de tous les personnages est volontairement tenu dans une zone floue de compréhension minimale. La fonction du counselor n’est jamais claire. Est-il avocat, est-il consultant ou conseiller ? Les sous-titres disent « Maître », mais c’est réduire à l’excès un statut nécessairement vague et abstrait. Quel rôle dans le trafic joue le motard assassiné, sinon celui de convoyer un dispositif permettant de faire circuler la drogue ?Qui sont les individus qui l’assassinent et pourquoi ? Les personnages sont tous des masques et de simples fonctions au sein d’une mécanique qui les dépasse.
Il est très clair que cette abstraction délibérée de leur statut, de leur identité, de leur raison sociale même, traduit le caractère aveugle et impitoyable du piège où se débat le counselor. Tous, en formant une constellation dont chaque position est interchangeable, reflètent, comme dans un lointain écho, une fatalité que personne n’exerce en propre, à la manière du bolito, cette petite machine à décapiter, automatique et qui agit à l’aveugle et sans volonté, une fois passée autour du cou de sa victime. Il est très clair aussi que l’absence absolue de certitude laissée au spectateur est destinée à lui faire vivre une expérience kafkaïenne, la traversée d’un cauchemar éveillé où le counselor est de plus en plus impuissant, désemparé, aveugle, et n’a plus – littéralement – que ses larmes pour pleurer (très beaux plans du visage de Fassbender mouillé de larmes, pas loin du plan final de Michael Kohlhaas)
Le problème est que Cartel ne tient que sur cette incompréhension fabriquée et sur le désir du spectateur de comprendre, avant qu’il ne s’aperçoive de la supercherie – manière vaine, et au fond bien timide, de le soustraire à sa zone de confort. Inutilement absconse, cette pure mécanique ne se dirige nulle part, sinon vers une leçon de mécanique quantique appliquée à l’éthique – voir la scène où l’on explique au counselor que nos actes créent une pluralité de mondes qu’il est impossible d’annuler autrement que par la mort. Ou cette morale sibylline énoncée doctement : « La disparition de toute réalité est un concept qu’aucune consolation ne peut inclure. »
Il aurait pu y avoir quelque chose de poignant dans cette métaphysique du nihilisme et de la douleur, très mexicaine et catholique dans l’esprit, et qui fait du counselor la rencontre d’une pieta, de Joseph K. et de Job dans un monde globalisé. Las, à force de jouer la froideur et la désincarnation, Cartel ne ressemble qu’à une version riche de Limits of Control. C’est dire son peu d’intérêt.