L’année dernière à Cannes, on s’étonnait à bon droit du double prix d’interprétation féminine attribué ex-aequo à Emmanuelle Bercot pour Mon roi et à Rooney Mara pour Carol. Choix un peu schizophrène, qui récompensait dans un même geste deux films et deux types de jeu irréconciliables : d’un côté l’hystérie lacrymale bien de chez nous, de l’autre, la rétention mélodramatique. À côté de la performance bruyante de Bercot, celle pudique et attentive de Rooney Mara est renvoyée à sa discrétion, tout comme le titre du film, Carol (soit le personnage joué par Cate Blanchett) éclipse son personnage à qui, pourtant, le film appartient complètement.
Adaptée d’un roman de Patricia Highsmith, l’histoire du film sied parfaitement à Haynes, en bon révisionniste du mélodrame fifties qu’il est. Therese, jeune femme rêvant de devenir photographe, est employée dans un grand magasin de Manhattan au rayon des jouets. Au cours d’une journée de travail, elle rencontre Carol, une cliente venue acheter un cadeau de Noël pour sa fille. Carol est embourbée dans une procédure de divorce douloureuse, les deux femmes se rapprocheront prudemment l’une de l’autre, ne laissant rien paraître de leur amour naissant, « conduite immorale » qui fait courir à Carol le risque de perdre la garde de sa fille.
Haynes n’a cessé, de film en film, de remonter le temps et de revisiter les décennies par le biais de leur imagerie (Velvet Goldmine, I’m not There). Du réel, il ne garde que l’esquisse publicitaire : si Sirk était partout dans Loin du paradis, ce sont les grands photographes des années cinquante qui hantent Carol et c’est par ce prisme de petit espion urbain que, dès le premier plan, Haynes embrasse son sujet. Autant dire qu’on redoute, d’emblée, d’avoir affaire à un nouvel avatar de ces films-vitrines qui pullulent ces derniers temps. Sauf que comme par une soudaine prise de conscience des tenants de son style, Carol retourne en beautés toutes les limites habituelles du cinéma de Haynes, édifiant peu à peu un portrait chinois du cinéaste.
Si ce regard glissant le long d’un monde en papier glacé est autant celui de Therese que celui de Haynes, le cheminement fébrile de son oeil embué de larmes sert néanmoins de contrepoint salvateur à la reconstitution fétichiste. En cela, ce que Haynes fait de Mara confirme magnifiquement ce que pressentait Fincher en la faisant jouer dans Millenium : l’identité véritable de l’actrice se trouve dans ces rôles de petite souris des villes couvant un torrent d’amour qu’elle peine à contenir. Les yeux écarquillés, ébahie de désir, Mara semble moins donner la réplique que répondre, timide comme une enfant, à la question que lui pose une grande dame.
La réussite de Carol tient dans ce partage des plans: l’image comme vitrine ne se donne désormais plus seule mais avec son contrechamp, soit l’oeil qui la regarde et qui est le véritable sujet du film. D’un côté le visage dur de Blanchett, parfaite créature haynesienne, sa peau diaphane et ses splendides tenues. De l’autre, Therese, fringuée comme une gosse, rétine ambulante qui s’écrase contre l’objet de sa contemplation. Il n’en fallait pas plus pour casser l’aspect vitrifié du cinéma de Haynes – pas plus, en fait, qu’un contrechamp sur la surface sensible et stupéfiée où s’imprime l’image.
La vitre, comme principe récurrent et attendu de mise en scène, n’est plus instrument de distanciation mais rapport sensible au monde, c’est une peau qui se laisse affecter et étale ses effets de lumière et ses impuretés sur le visage de Therese. En cela Haynes trouve un magnifique point d’équilibre entre le soin maniaque de ses plans (cadres dans le cadre, travellings coulants) qui sont autant de photos parfaites, et un mouvement beaucoup plus fluide et immanent reposant sur l’utilisation systématique du gros plan. Un dialogue harmonieux en découle, entre l’oeil de Haynes et celui de Therese, entre distance et sensualisme, entre la volonté de faire image et l’impossibilité de se sortir la tête d’un bain de stimuli sonores et visuels.
Haynes ainsi trouve enfin la recette du mélodrame : cette place enfin donnée à l’affection moite permet au film d’égaliser tous les curseurs, d’harmoniser ses éléments (son gros sujet, sa mise en scène, son duo d’actrices monstres) comme si la forme passait par divers états, tantôt gazeux, tantôt liquide, unifiant l’ensemble dans une même trame émotionnelle. Si Carol retrouve Douglas Sirk, c’est par un lien plus profond que l’habituel maniérisme des films de Todd Haynes, un lien tout entier résumé dans l’ultime scène du film. Tournée comme derrière la rétine de Therese, cette dernière image en forme de climax mouillé arrive tout naturellement. Therese louvoie fébrilement entre les tables du restaurant comme entre les conventions : sous l’épais vernis des apparences, le volcan malade et pudique de la passion amoureuse se révèle enfin.
Seul bémol, la musique qui reprend des partitions entières de Philip Glass, c’est dommage!