Le chant des oiseaux

La voix de Shéhérazade a donc fini par s’éloigner avec le génie du vent. Tout au long du festival, Les mille et une nuits auront patiemment tissé un fil d’Ariane dans le labyrinthe cannois, suspendu à ses récits gigognes comme à autant de points d’eau dans le rythme asséchant des projections. Avec ce troisième volet, la promenade s’achève sur le tableau d’une Arcadie portugaise, foulée par les pas d’un éleveur de pinsons qu’accompagnent des chants d’enfants. Un dernier plan à l’image de cette œuvre instable et protéiforme, où se trament pendant trois fois deux heures visions prosaïques et élégies cabossées, potacheries gourmandes et gravité sensuelle. Par cette étoffe entrelacée de commun et de surnaturel, Gomes réussit donc le film qu’il prétendait ne pas pouvoir faire, feignant au début d’être écrasé par l’ambition hétérogène du projet.

Rejouant donc de manière artificielle le coup de Ce cher mois d’août, cette mise en scène d’une crise artistique lui aura aussi d’emblée offert toutes les libertés. Et, d’abord, primus inter pares, celle de n’avoir pas à faire de film, au sens où le mot s’entend trop souvent. Récits décousus et emboîtés, flottement entre observations du réel et dégagements fictionnels, trébuchements de gags en pleine récitation : les Mille et une nuits sont un, trois ou dix films à la fois, bricolés en farces et tragédies, parfois inégaux, tous errant dans les étages du grand bazar cinématographique. En ne s’embarrassant d’aucune cohérence formelle, narrative ou temporelle, Gomes nourrit ainsi ses images d’une polysémie joueuse où la ligne la plus simple (le plan d’un homme marchant sur une route) se fond avec la plus fabuleuse (la course d’un berger mythologique). Le Portugal contemporain que visite le film y devient une nouvelle terre de fables, dessinant sur chaque moulin à vent les murailles d’un château-fort.

L’enchanté – titre du troisième et dernier film- s’ouvre sur la déprime de la belle Shéhérazade promenant son spleen dans les calanques marseillaises. Accompagnée d’une petite faune de dieux et de génies, d’enfants et de kakous du coin, la belle finit par reprendre le cours de ses récits. Débute alors un long portrait sur une communauté de pinsonneurs, élevant des oiseaux pour les présenter – illégalement- à des concours de chants. En s’attardant sur ses personnages, chaque séquence étant précédée d’un carton biographique, le film les regarde comme des êtres de légendes occupés à faire revivre le chant divin des oiseaux dans un décor de logements sociaux et de troquets. Les Mille et une nuits est ainsi un film qui se lit autant qu’il s’écoute et se regarde. Un immense ouvrage sur le petit peuple portugais, chantant ses désirs et ses effondrements, sa culture orale et ses traditions, alors que le joug des politiques anonymes appuyait sur leur nuque dans une splendide indifférence. Contre l’entêtement féroce des faits divers et les blessures du réel, le film finit de composer une ode élégiaque et joyeuse qui habille tous ses personnages de l’étoffe des mythes. Une ode à des hommes et des femmes devenus, le temps de trois films, les personnages ravis d’un Cervantes lisboète, soucieux de relever leur dignité. Au terme de ce voyage solaire, Les Mille et une Nuits était donc bien l’œuvre-somme, ludique et rêveuse qui nous a tenu éveillé pendant ce festival. Nous pouvons maintenant nous endormir.
GO

Une prise d’Assaut

Pour la seconde fois après Mad Max, le Théâtre Lumière a rivalisé avec le Palais Omnisports Paris Bercy : les foules frétillaient à l’entrée de la séance nocturne de Love, et Gaspar Noé a affolé l’applaudimètre en montant les marches sur le thème grésillant d’Assaut de Carpenter (rien que ça). Thierry Frémaux a même ajouté sa touche rock n’roll en présentant Noé comme « cinéaste argentin » : prends ça, la France, terre encore trop sourde aux miracles formels accomplis jusqu’ici par cet auteur seul contre tous. C’est de fait le vague sujet de ce porno impur, gâté par la tentative grossière de signer un mélo stroboscopique. Love ressemble à un autoportrait, sinon une autoparodie : un réalisateur yankee s’enlise dans plusieurs romances parisiennes, met en cloque la mauvaise fille (la blonde froide) et rate son idylle avec la bonne (la brune ardente) tout en maudissant la France, pays de couards qui ne comprend rien au cinéma et surtout à l’amour, le vrai. Sur les conseils d’un flic jambon-beurre joué par Vincent Maraval (!), notre héros tente la débauche dans les backrooms hétéros, occasion pour le film d’opposer le sexe pur, celui des sentiments, et la décharge de fluides quasi animale. Distinction absurde et typique de Noé, étrange moraliste qui opposait déjà l’ignominie du monde extérieur à l’utérus de Maman dans Enter The Void. La France rance, la pureté contre le vice, les bains de lumière rouge-sang : on tourne en rond dans la chambrette de Noé, qui n’a toujours pas ôté le poster de 2001 depuis Irréversible. La 3D a quand même le mérite de donner un peu d’épaisseur à l’intimité des couples – les draps froissés prennent du relief, on se retrouve physiquement au lit avec Gaspar pour le meilleur et pour le pire. Mais pour ce qui est des morceaux de bravoure strictement pornos, pitié : rappelez vite John B. Root.
YS

Une banlieue (mo)rose

À Cannes où règne le culte de la sensation forte, il va sans dire que certains films courent le risque de la transparence fatale. Ainsi de Fatima de Philippe Faucon qui, par son économie minimale, a eu forcément du mal à exister face au mastodonte de Jacques Audiard — et ce sur un sujet a priori voisin, qui serait celui d’un portrait familial sur fond de France périphérique. Qu’est-ce qui a changé en quinze ans, en banlieue comme dans le cinéma de Philippe Faucon ? Pas grand chose. Tous les voyants habituels sont allumés : dignité des personnages, tempérance du filmage, discrétion du point de vue. Avec toujours, cette étrange manière de mettre les pieds dans le plat de sa matière sociologique sans trop en renverser partout : Fatima est ainsi moins un personnage qu’un idéal type (à la fois femme de ménage, femme au foyer et femme arabe) et le film consiste moins à défaire des poncifs qu’à révéler des coulisses. La banlieue chez Audiard a bien évidemment un autre attrait : celui d’offrir un pur décor de cinéma où, à l’instar de la prison d’Un Prophète, organiser un circuit de la violence et de l’érotisme en vase clos. Dans Deephan, un homme, une femme et une enfant se font passer pour une famille afin de fuir le Sri Lanka. Sauf qu’après avoir échappé à la violence de leur pays, ils vont très vite en découvrir une autre — celle des cités françaises, ici fantasmée façon reportage Fox News. Les deux films courent après des utopies de fictions totalement opposées, mais que leurs réalisateurs n’auront cessé de travailler oeuvre après oeuvre sans jamais l’accomplir complètement — et surtout, chaque fois au risque d’une édification un peu forcée de leur sujet. Si Audiard s’emploie avec savoir faire à un art du polar viril et sensible, tout en trajectoire doloriste et coups de poings épiphaniques, il continue d’aspirer coûte que coûte au chef-d’oeuvre et plante donc son film au bout de trois quarts d’heure. À l’inverse, Faucon paralyse l’itinéraire de sa petite famille dans un naturalisme rêche, déserté par l’intrigue et les péripéties, parfois tellement au ras de ses sociotypes qu’il confère à son récit des airs de fichage sociologique. Entre la pompe tonitruante et la sobriété idéalisée, le spectateur cannois fatigué aura finalement du mal à trancher. Ni coupable, ni innocent.
LB

Chronic’art recrute (8)

Retour d’Eric en tête du classement : insubmersible Figaro.

À demain pour la finale, on a préparé la lettre d’embauche.

Les résultats ici:
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