C’est la fin de la kermesse, et avec elle s’impose comme tous les ans la nécessité du bilan. Ou pas.
Question bilan général, je passe mon tour, sans mauvaise volonté mais pour la simple raison que je ne suis même pas sûr d’être en état, tout de suite, de faire le bilan des cinq dernières minutes. Tous les ans, horreur et délice mélangés de cette dernière journée où la zombification générale a passé son point de non-retour. Eprouvante physiquement, cette journée de trop (plus grand-chose à voir, retour bien entamé d’une partie des festivaliers, impression que le festival a oublié de finir) n’en distille pas moins, dans le registre psychédélique, un certain charme. Cet après-midi, James Gray, en compagnie de qui j’ai passé la seule heure sensée de la journée, me disait combien il trouvait aberrant – pour les festivaliers comme pour les films – de s’imposer de voir trois films par jour en moyenne pendant dix jours. Il a raison évidemment, et c’est bien pour ça qu’en général, l’assiduité fléchit à mesure que s’approche la fin du festival. Aujourd’hui je n’ai pas vu 3, ni 2, ni même 1 film, mais environ, et après un rapide calcul, 11% d’un film, celui de Polanski (Venus à la fourrure), devant lequel j’ai sombré au bout de cinq minutes. Difficile d’ailleurs de savoir si ce dixième de film, je l’ai bien vu ou tout bonnement rêvé – tout porte à considérer sérieusement la deuxième hypothèse, par exemple et surtout l’image entr’aperçue d’un Amalric nu crucifié sur un cactus géant en forme de phallus.
Un mot, enfin, de The Immigrant (photo), dont on ne peut que déplorer qu’il soit passé si tard, et soumis donc à cette attention pour le moins laborieuse de fin de festival. L’impression dont je parlais hier (celle d’avoir affaire à un film à la fois très beau et un peu raté – en somme le premier de tous les films de Gray à n’offrir pas d’emblée l’évidence d’être un chef-d’œuvre), nous sommes nombreux, une majorité, à l’avoir ressentie. Comme si dans ce film à la mise en scène absolument splendide, quelque chose, malgré tout, ne prenait pas. Quelque chose qui serait là, revenu intact des précédents films, mais qui ne parviendrait pas à percer totalement la surface. Quelque chose que retiendrait un problème dans le récit, une articulation manquante, peut-être une bobine, pour faire passer d’un premier temps magnifique du film (l’arrivée aux Etats-Unis, via Ellis Island, de Marion Cotillard – qui est vraiment très bien -, son chemin de croix en direction du rêve américain) à un autre, qui donnait hier l’impression de forcer un peu le passage, de faire surgir une nouvelle piste et une charge émotionnelle auxquelles ne préparait pas le reste et qui, du coup, n’opéraient pas vraiment. Cette impression depuis hier a fait son chemin, et il n’est pas dit que cette articulation ne soit pas moins manquante que simplement manquée par nous, pour cause de grosse fatigue. Le moment passé avec James Gray lui-même, cet après-midi, m’encourage un peu plus dans cette direction. Pas du tout parce que Gray, qui est extrêmement intelligent, aurait réussi à vendre rhétoriquement sa camelote – au contraire, il a l’humilité extrême de dire qu’après tout, si on trouve que le film a un raté, c’est peut-être simplement que ce raté est là et qu’il lui a échappé. Plutôt parce que son discours sur le film, et sur son ambition, éclaire une cohérence qui, tout bien considéré, semble assez évidente. D’un bout à l’autre, il suffit de comprendre que Gray a tourné un film sur la foi, un éloge de la croyance qui emprunte deux chemins parfaitement complémentaires. Le « I believe » qui résonne au terme d’une somptueuse séance de magie, traverse en fait tout le film, et pas seulement son versant de fable tragique sur le rêve américain (« I believe in America », c’étaient les premiers mots du Parrain, dont le deuxième épisode commençait exactement sur le même terrain que The immigrant). James Gray, tout simplement, a réalisé un film chrétien – il cite d’ailleurs Bresson plus volontiers que Coppola. On en reparle, très longuement, au moment de la sortie du film, annoncée pour novembre.
Jarmush, pour finir. Je disais la semaine dernière dans le magazine, au moment de donner mon sentiment sur la sélection, que Only Lovers Left Alive m’inspirait a priori autant d’enthousiasme qu’une lecture de Patti Smith à la fondation Cartier. Parce que Jarmush, qui par ailleurs a réussi quelques beaux films, me semblait avoir atteint avec The Limits of Control un point de non-retour dans la muséification grotesque de ses goûts, et que pour tout dire, je trouve à la fois ridicule et un peu répugnant le spectacle de son romantisme de vétéran de la culture rock. Sur le principe, Only Lovers Left Alive ne fait rien, c’est peu de le dire, pour contourner le problème, la fonction revendiquée du couple de vampires décadents qui traverse le film étant précisément de dérouler un long ruban aristocratique de name dropping (traversant les siècles, ils ont croisé Rimbaud comme Eddie Cochran). Pourtant, grosse surprise : j’ai trouvé le film assez plaisant. D’abord pour la raison très simple, et essentielle, qu’il est drôle et parfaitement conscient du possible ridicule de ce dandysme de vieux crouton. Ensuite parce que Jarmush y réussit beaucoup mieux que dans The Limits of Control (avec plus d’aisance, moins de volontarisme) l’exercice jarmushien de la déambulation. Plus que celle à Tanger (forcément), celle qui retient le film à Détroit (forcément aussi) pendant les deux-tiers, est assez belle à voir, et fait une utilisation plutôt élégante de son décor de ruines. Opportunément programmé au terme du festival, le film, dont il n’est pas dit qu’il restera grand chose, s’est en tout cas parfaitement accommodé de la léthargie générale.
Demain : Paris, palmarès, commentaires, bilan.