D’abord toutes mes excuses, cher lecteur, pour le rendez-vous manqué d’hier. La journée fut, disons, un peu laborieuse. Et puisque ceci n’est pas étranger à cela, je profite de ce billet (avant d’évoquer les films nombreux qui se sont empilés depuis trois jours) pour dire un mot des fêtes.
2013 a apporté le dernier tour de vis à une tendance amorcée il y a deux-trois ans, et mise à bon droit sur le dos de la crise : les fêtes sont de moins en moins fastueuses, et, si l’on s’y presse toujours autant, c’est dans un élan purement machinal, sans espoir de retrouver où que ce soit l’atmosphère babylonienne qui avait fait leur réputation. Ces deux dernières années, la proportion de fêtes données dans des villas avait déjà nettement chuté. Cette année, c’est simple : finies les villas, toutes les fêtes ou presque (celles des films, en tout cas), se donnent désormais sur la rangée de plages privatisées (Schweppes, Chivas, Magnum, etc.), qui borde la Croisette. Puisque ces structures éphémères se ressemblent toutes, les fêtes elles-mêmes n’ont plus tellement les moyens de se distinguer, et l’agenda des nuits cannoises se transforme peu à peu en un roulis blasé ramenant chaque soir aux mêmes open bars, vidés avec d’autant plus d’empressement. Les lieux, quand ils étaient encore changeants, étaient pour beaucoup dans la réussite des fêtes. Ramenées tous les soirs à cet horizon un peu cheap, elles achèvent de donner au festival, sur son versant rigolade, l’image tristounette d’un symposium géant, une sorte de grosse nouba de comité d’entreprise en plein air. On ne va pas pleurer, ce serait indécent de s’en plaindre mais enfin, on mentirait en disant que ce régime sec est réjouissant. Contre ce marasme, les distributeurs rusent comme ils peuvent pour essayer de distinguer leurs fêtes, en piochant dans les prétextes mis à disposition par leurs films. L’an dernier, Wild Bunch organisait la fête du Carax dans un parking – sans prévoir l’obscénité inouïe du spectacle des convives en smoking enjambant sur leur chemin des rangées de clochards caraxiens malgré eux. Hier, l’attraction de la fête donnée pour Nos héros sont morts ce soir (Semaine de la critique) tenait dans un combat de catch (c’est le sujet du film), joué mollement sur un ring monté pour l’occasion au milieu de la plage. La veille, celle du film de Yann Gonzalez, le partouzard Les Rencontres d’après minuit (dont je parlerai demain) avait lieu dans un club échangiste local – et a valu hier à la projection de 8h30 du film de Soderbergh d’être désertée par les deux-tiers du contingent critique français, qu’on ne félicite pas, mais à qui on serait mal inspiré de jeter la pierre.
Les films :
Tel père tel fils, Kore Eda. Le film est à l’image de la sélection, pour ce qu’on en a vu à ce stade, à trois jours de la fin. Pas nul (loin de là), mais, et c’est tout le problème : un peu lisse, sans éclat, réussi – et seulement ça. A l’image des fêtes, la sélection cette année a quelque chose d’un peu morose, un peu mou. On se disait les premiers jours que c’était toujours préférable à une sélection sinistre, faite de pensums et de coups de martinets – par exemple celle de l’an dernier. A trois jours de la fin, rien n’est moins sûr. L’agacement partage des vertus avec l’enthousiasme, pour ce qui est de maintenir l’attention des festivaliers. C’est un principe mathématique : les petites réussites, les petites qualités des films moyens – celui-ci, le Desplechin, le Haroun – ne se cumulent pas à mesure que les jours passent, elles ont plutôt tendance à s’annuler et à pousser le festivalier vers un dangereux horizon d’indifférence. Peu d’éclats cette année, sinon celui du Guiraudie, qui réussit le prodige d’avoir fait se pâmer la presse française mais aussi, c’est plus inattendu, la presse étrangère, qui est presque unanimement hystérique au sujet du film. Jusque-là, L’Inconnu du lac trône sans partage sur le festival – c’est mérité, on s’en réjouit. Pour les mêmes raisons, les gifles de Tip Top continuent de résonner, le geste ultra-agressif du film a décidément quelque chose de salutaire. Revenons sur le Kore-Eda. Lancé sur une trame qui est, peu ou prou, celle de La Vie est un long fleuve tranquille (une erreur d’aiguillage à la maternité, entre une famille upper class et une autre plus modeste), le film capitalise sur une délicatesse et des thèmes déjà bien identifiés chez Kore-Eda, mais qui mettent longtemps, presque les deux-tiers du métrage, pour susciter une réelle émotion. Il faut néanmoins la saluer, et avec elle le talent de Kore-Eda : il en faut, du talent, pour réussir à trouver le salut du mélo (une scène superbe notamment, un double travelling bouleversant entre père et fils) au bout de pistes qui ne se cachent pas, tout le long, d’être parfaitement convenues.
Inside Llewyyn Davis, Joel et Ethan Coen. Le film des Coen a tiré un gros profit du paysage sans grand relief de la sélection – à l’heure qu’il est, il fait toujours la course en tête du tableau des étoiles de Screen, qui vaut pour instantané des avis de la critique internationale. C’est compréhensible : c’est un très beau film, quoique mineur. C’est l’histoire hivernale du « frère raté du Roi Midas », selon le mot d’un des personnages. Soit : l’anti-success story d’un chanteur folk dans le Village du début des années 60. Le spirale d’échec à quoi le film le condamne, c’est évidemment l’éternel sujet des Coen, et on redoute un temps de ne pas sortir d’un folklore qui leur est propre et sur lequel leur maîtrise n’a plus rien pour surprendre – la parenthèse effarée avec le personnage de John Goodman, réussie mais guère surprenante. Le film n’en rejoint pas moins son horizon mythologique (le même que dans tous les films des frères) avec mesure et finesse, à mesure qu’il se recouvre d’une brume venue révéler le personnage à sa condition de spectre. Llewyn Davis est deux fois un fantôme – ou alors : deux fois, il est hanté par un fantôme, mais cela revient au même. Derrière lui, avant cette carrière solo qui ne décolle pas, il y a le souvenir d’un duo. Mais son partenaire en mourant l’a condamné à errer, incomplet, dans le fantasme d’un succès qui n’était promis qu’au duo et lui reste interdit à lui seul. Son double a disparu, et l’a laissé lui-même à l’état de double, mais le double de rien, le reflet d’un manque, l’image d’un vide. C’est la première très belle idée du film. La deuxième surgit à la toute fin, et le spectre est celui de Dylan, dont la voix hante alors tragiquement le hors champ. Dylan, c’est la réussite qui a échappé à Davis, le modèle, tardif, dont il n’était que le reflet, à jamais prisonnier dans les limbes du miroir.
Grigris, Mahamat-Saleh Haroun. Beau personnage que Grigris, paria flamboyant, corps simultanément cassé et virtuose, sous-homme surhumain autour de qui se déploie une trame somme toute assez classique de tragédie criminelle. A l’évidence, Haroun vise avec ce récit une forme de pureté et d’archaïsme, au risque consenti d’une grande naïveté. Cette naïveté est souvent fatale au film, qui pêche côté scénario, dialogues, direction d’acteur. Reste un sens du cadre parfois sidérant (sur ce plan-là, Haroun est un orfèvre digne du plus grand intérêt), et des couleurs, des compositions, qui sont peut-être les plus belles qu’ait offertes le festival jusqu’ici.
Un Château en Italie, Valeria Bruni-Tedeschi. Comment dire ? C’est une horreur. On connaissait le programme puisque c’était déjà celui des deux précédents films de VBT : en gros, un faux exercice d’expiation visant à se soulager du double pêché d’être 1- actrice (et donc hystérique, et donc fofolle, et donc secrètement irrésistible) ; 2- grande bourgeoise. Lequel exercice cache en fait tout bêtement un film : 1- hystérique ; 2- grand-bourgeois (en matière de mépris de classe, c’est d’une indécence irréelle). Ce programme, un plan le résume, qui est presque la signature de ce genre hystéro qui dépasse largement le seul cinéma de VBT : chez le gynéco où l’attend une caméra opportunément installée entre les étriers, Valeria refuse d’ouvrir les jambes, et puis si, et puis non, et puis si quand même – suspense insoutenable de cette partie de cache-cache hystérique entre la caméra et la chatte de l’auteur. Spoiler : à la fin, c’est la chatte qui perd.
Only God Forgives, Nicolas Winding Refn. Je ne m’attarde pas (Guillaume Orignac en parle très bien ici), sinon pour dire que si le film est grotesque, son ridicule n’aide pas, pour autant, à trancher la question de la valeur du cinéma de NWR. Parce que le film est grotesque, mais pas tout à fait inintéressant. Deux hypothèses. Ou bien Refn prend au sérieux ce que son film fait mine de raconter pompeusement – virilité, castration, etc. Dans ce cas, pas de panique, Only God Forgives est simplement le nouveau film de Gaspar Noé (qui est d’ailleurs remercié au générique, en même temps que la maman de NWR). Ou alors : le film ne se présente que comme commentaire, par NRW, de son propre cinéma. Soit : une exaspération, jusqu’aux confins du parodique, de son style, où se conjuguent paradoxalement déflation et enflure – reste à nommer cette formule (déflation enflée ? enflure déflationniste ? – les étudiants de Paris-3 devraient vite se pencher sur la question). Dans ce cas, c’est surtout d’une prétention inouïe. Cette piste-là est très envisageable, le film semble vraiment avoir été fait contre le (succès du) précédent, selon un geste très régressif adressé aux spectateurs, sur le mode : vraiment, vous aimez à la fois l’action et les ambient films ? Voici ni l’un ni l’autre et les deux à la fois – soit, concrètement, une série z tournée et jouée après une surdose collective de kétamine.
La Vie d’Adèle, chapitres 1 et 2, Abdellatif Kechiche (photo). Le voici, enfin, le film prompt à réveiller les festivaliers endormis – il a réveillé en tout cas la presse française, qui lui a fait un accueil fiévreux. Cet accueil, le film le mérite-t-il ? Oui, à condition de ne pas fermer les yeux, au prétexte d’une soif qui réclame d’être soulagée au bout d’une semaine de films peu électrisants, sur un certain nombre de problèmes. Commençons avec ces problèmes, avant d’en venir aux qualités, réelles et bel et bien enthousiasmantes du film. Ils ne sont pas nouveaux chez Kechiche, il suffit de repenser à La Graine et le mulet. Ici encore, la très grande force du filmage plie de-ci de-là sous les coups de butoirs d’une sociologie à laquelle on ne peut pas faire le compliment d’être très subtile. Pour le dire simplement : La Vie d’Adèle commence d’être un très beau film à partir du moment où il cesse de traiter son sujet, qui est à la fois celui de l’homosexualité et de l’adolescence, pour s’en remettre, simplement, à la chronique d’un amour. Pendant son premier tiers, et malgré le talent de Kechiche, il ressemble quand même dangereusement à une série télé ado éducative. Typage des ados, des parents, dialogues forcés évoquant plus une fiction pédagogique pour le service public que le génie d’un héritier de Pialat : ce début fait très peur, et d’ailleurs la première rencontre entre les deux filles, Adèle et Emma, sous forme de coup de foudre dans la rue, est affreusement ratée, tout comme sont pénibles les scènes très démonstratives dans lesquelles Kechiche filme le panaché des réactions suscitées au lycée par l’homosexualité subitement révélée d’Adèle. Il faut, pour que le film prenne vraiment, que le film en vienne à une scène qui était attendue, qui a fait se pâmer la salle Debussy, et qui est effectivement très réussie. Ici, Kechiche est sur son terrain, qui est celui de la durée. La scène (il y en a d’autres, plus loin, mais la première est exceptionnellement longue) est réussie parce qu’elle est, en quelque sorte, trop longue. Et qu’elle fonctionne sur ce principe de répétition, d’endurance, qui est le principe de Kechiche. Généralement, les scènes de cul un peu poussées s’en tiennent à un programme qui est ni plus ni moins que celui du porno : un échantillonnage, qui fait se succéder sans les répéter les positions, les emboîtements possibles. Kechiche, lui, vise la représentation de la jouissance en faisant bégayer les plans, sans s’occuper de ne pas représenter deux fois, ou plus, la même chose. C’est-à-dire : en suivant la logique de plaisir des personnages, logique qui fait intervenir la jouissance comme un épuisement, un authentique relâchement au bout d’une infinie dépense. C’est au fond tout bête, mais on n’a pas l’habitude de voir ça – la scène est très forte. Ce principe de reprise jusqu’à épuisement, on le retrouve à la fin, au moment de mettre en scène l’éloignement du couple. Là aussi, c’est très long, et vraiment très fort.
Je vais en rester là et ne pas charger plus cette longue tartine. Je repasse demain dire un mot, entre autre, du Sorrentino (rien de neuf, toujours beurk), et de deux films qui nous touchent de près, puisque ce sont ceux de Yann Gonzalez (Les Rencontres d’après-minuit) et Nicolas Pariser (Agit Pop), qui étaient conviés tous deux à la table ronde de Chro n°1.
Ah, si :
Nebraska, Alexander Payne. J’en sors. Nul, nul, nul.