Puisque le programme presse de l’après-midi (A nous deux l’Amérique, le nouveau Guillaume Canet) me laisse le loisir de traîner un peu, j’en profite pour reprendre un chantier commencé il y a quelques années ici-même, sur le mode d’une phénoménologie des gueules de bois cannoises. Ce chantier, ouvert sur le terrain de l’expérience vécue du festival, et de l’espèce de brume hallucinogène au travers de quoi les films sont vus par des festivaliers transformés en spectres au bout de trois jours – ce chantier-là, donc, est évidemment dérisoire. Il mérite toutefois qu’on s’y attèle une fois de plus.
Parce que Cannes est, de tous les festivals, le seul à générer cette ivresse (dont les causes principales sont connues : foule, manque critique de sommeil, alcool, maelstrom épuisant de sollicitations diverses), ivresse douce et pénible à la fois, retrouvée chaque année. Et que c’est au travers de cette ivresse que sont découverts et commentés, par les festivaliers, des films qui comptent à tort ou à raison parmi les plus importants de l’année. A ce sujet je disais l’an dernier que ce vertige tenait, pour une part, à la sensation d’évoluer constamment dans des réalités parallèles, ouvertes quotidiennement par chaque nouvelle alternative – un film plutôt qu’un autre, cette fête plutôt que celle-là, etc. Il y a autre chose, quelque chose qui tient à une porosité typiquement cannoise entre les films et le contexte autour d’eux. Si les vigiles sont si nombreux et zélés à l’entrée des salles de projection, c’est peut-être qu’ils veillent sur un seuil contre lequel tout le festival, par ailleurs, s’acharne. Leur tâche est héroïque : entre le dedans (les films, où qu’ils nous mènent) et le dehors (le réel, ou ce qu’il en reste sur la Croisette), la circulation est intense, constante, la frontière ne demande qu’à s’effacer parce que c’est la nature du festival lui-même, qui vend d’une même main le rêve et son envers, la célébration de l’imaginaire et celle de son commerce. Pas de répit entre les fictions qui se succèdent dans les salles : la fiction du festival lui-même occupe le moindre espace vide. Pas étonnant, alors, qu’on finisse par s’y perdre un peu, et que les films et le barnum finissent par se fondre dans une seule et même hallucination. Entre les films et les fêtes données dans la foulée en leur nom, le temps est trop court, la fine membrane de la représentation ne tient pas : le cortège des acteurs est encore celui des personnages, le film n’a pas eu le temps de finir, il se prolonge entre musique et champagne. Sans cesse, de nouveaux passages s’ouvrent entre le dedans et le dehors, et l’application des vigiles n’y peut rien. Du dedans vers le dehors : depuis trois jours, le temps de chien qui s’abat sur la Croisette donne l’impression de n’avoir pas quitté le film sinistre de Farhadi – là aussi : trombes d’eau, nerfs chauffés à blanc, grisaille à tous les étages. Du dehors vers le dedans : il y a trois ans, Samy Nacéri donnait quotidiennement sur la Croisette le spectacle triste et clownesque de sa déchéance, et finissait par prendre des coups pour avoir voulu forcer l’entrée d’une fête ; ce matin à la Quinzaine, c’est le même Naceri qui offrait son regard bleu triste et son abdomen déformé par les excès à Tip Top, le film de Bozon (photo), où Isabelle Huppert lui administre une nouvelle raclée. Entre le dehors et le dedans, une différence toutefois : la caméra de Bozon vaut mieux que les smartphones des badauds – la scène est magnifique.
Une porte est néanmoins restée close hier, en tout cas pour ma part : celle du film des Coen, Inside Llewyn Devis, pour cause de projection presse absurdement programmée en salle Debussy, trop petite pour la population critique venue en masse découvrir le nouvel opus des enfants chéris du festival. Privé d’Amérique, il a donc fallu la retrouver ailleurs. Ca tombe bien, elle se cachait ici et là dans quelques films français très attendus. Dans le Desplechin d’abord, sur lequel je ne m’étends pas puisque je suis d’accord, dans l’ensemble, avec ce qu’en disait hier Murielle. Film étonnamment plat, et doublement décevant, sur le versant Amérique comme sur le versant Desplechin. L’Amérique n’y est qu’une toile de fond, celui d’un désir somme toute assez vague de la part de Desplechin (on pense longtemps à du Eastwood anémié), et pas vraiment un sujet en dépit de ce que le film paraît revendiquer. Côté Desplechin, c’est plus étonnant encore, puisque la psychanalyse semblait pour lui un sujet tout indiqué, et que le film s’en tient ici à une exploration pour le moins convenue – Benicio Del Toro a bobo à la tête, Amalric lui révèle deux heures plus loin qu’il a un problème avec sa maman, et Benicio rentre chez lui guéri. Bizarre, vraiment, cette extrême transparence, cette littéralité qui ne se cache qu’à grand peine sous le voile du classicisme, et que Desplechin se contente de saupoudrer de-ci de-là de quelques effets de signature (notamment un théâtre de marionnettes et une ponction lombaire revenus, on se demande pourquoi, d’Un Conte de Noël). Amérique aussi dans le Guillaume Canet présenté hors compét’, Blood Ties, mais comme je le disais, j’ai préféré m’épargner ça.
L’Amérique est bien cachée dans L’Inconnu du lac, le film qu’Alain Guiraudie présentait hier à Un Certain Regard, mais elle n’en est pas moins là. Il suffit de lire la version anglophone du titre, qui sonne, magnifiquement, comme une production RKO : Stranger by the Lake. De fait et malgré les apparences, il y a quelque chose dans le geste sublimement épuré (le film entier ne tient que sur la mise en scène, elle-même élaborée autour d’une poignée de principes très simples) de Guiraudie, qui ne manque pas d’évoquer une forme de rigueur poétique qui fit les grandes heures de la série B. L’économie du film est très simple, rien ne s’y passe au-delà des contours du lac qui est le cœur de son récit. Le cœur, littéralement : tous les afflux de sentiments semblent y trouver leur origine, puis s’y reverser infailliblement, finissant toujours par épouser dans leur rythme le léger ondoiement que provoque le vent à la surface de l’eau. Symétriquement, un plan répond à ceux du lac, qui finit de dessiner la géographie minimale du film : celui, fixe, d’un parking sauvage aux abords du site. Plan génial, à peine changeant, qui simultanément fait exister et nie le reste du monde, loin du lac. Au bord du lac, que se passe-t-il ? Des hommes, chaque jour, viennent rencontrer d’autres hommes en prenant le prétexte de se baigner ou de prendre le soleil, parfois se retrouvent pour baiser à l’ombre du sous-bois qui longe le lac, souvent restent seuls et n’ont plus qu’à rejoindre le parking. Parmi eux, une poignée de personnages, dont l’un, le principal, tombe violemment amoureux et vit une passion aussi fulgurante que menaçante. Autour de lui, un homme mûr à la solitude énigmatique (personnage bouleversant, peut-être le plus beau du cinéma de Guiraudie), un branleur burlesque (mais il n’y a jamais de personnages purement subsidiaires chez Guiraudie alors lui aussi aura droit à une très belle scène), un commissaire diablotin qui n’est pas tout à fait le double de celui du Roi de l’évasion, l’amant du personnage principal, et aussi, invisible, un tueur qui est peut-être l’un d’eux et autour duquel une intrigue va finalement se nouer. Pour les habitués du cinéma de Guiraudie, le film est à la fois familier et légèrement dépaysant. Familier parce qu’un décor, une humeur (joies de l’hédonisme, trahies toujours par une immense mélancolie et le spectre toujours menaçant d’une solitude fatale), un humour (plus épisodique ici, mais d’autant plus percutant), tous connus, sont retrouvés dans L’Inconnu du lac. Dépaysant parce que Guiraudie s’éloigne nettement de la forme foutraque, volontiers anarchique, qui prévalait dans ses trois précédents longs métrages. D’une extrême pureté, le film est de très loin son plus beau, et l’œuvre de Guiraudie fait avec lui un bond sidérant – un pas de géant depuis les promesses des moyens métrages qui l’avaient révélé, et que ses trois longs n’avaient pas complètement tenues. Il y a lieu, évidemment, de se demander pourquoi un tel film est cantonné à Un certain regard, quand sa place semble naturellement être dans la compétition officielle. L’idée, entendue ici et là, selon laquelle le sujet et les bites explicitement dressées lui auraient barré la route de l’officielle, ne tient pas. Le problème serait plutôt que ces plans très crus, qui ne tranchent en rien dans l’érotisme très délicat du film, ne revendiquent jamais le moindre effet de scandale. Aucun potentiel de bataille d’Hernani dans ces images, qui sont l’évidence-même – tandis qu’il ne fait aucun doute que deux heures de backrooms filmées au marteau par Gaspar Noé se verraient dérouler le tapis rouge.
Amérique encore, mais de façon un peu plus évidente, dans Grand Central, le deuxième long, assez attendu, de Rebecca Zlotowski. Quelle Amérique ? Celle, hawksienne, des groupes de professionnels virils et sans peur qui visiblement l’obsèdent : après les motards de Belle épine, elle filme ici des ouvriers du nucléaire, main d’œuvre rugueuse sacrifiée aux rayons d’une centrale que le film dessine comme un décor de science-fiction. Belle épine s’y entendait déjà plutôt bien pour réveiller le décor endormi du naturalisme français par une forte ambition stylistique. C’était son mérite, autant que sa limite – c’était un film plein de goût, un bel objet judicieusement conçu, mais finalement assez peu ambitieux. Le point de départ de Grand Central permet à Zlotowski de gravir une marche supplémentaire. L’idée de la centrale, plantée au milieu de ce classique récit de coup de foudre, en libère beaucoup d’autres, très belles – le spectre de la contamination, par exemple, qui plane sur tout le film. C’est indéniablement très réussi, assez brillant, trop peut-être : le film dépasse Belle épine mais laisse, comme lui, avant tout l’impression d’un beau travail.
L’Amérique en revanche, on ne la trouvera pas dans Tip Top. Ni l’Angleterre, d’ailleurs, alors que Bozon s’inspire ici (mais vaguement) d’un roman policier britannique de Bill James. Et alors que le précédent film de Bozon, malgré son titre, naviguait justement d’Amérique (les récits de trouffions égarés dans la nature du genre The Steel Helmet de Fuller) en Angleterre (la pop-sike derrière les chansons). C’est simple : c’est Tip Top qui aurait pu, qui aurait dû, s’appeler La France. C’est son sujet, et sur ce sujet, on n’a pas fait aussi singulier, aussi violent, ni aussi drôle, depuis longtemps. C’est un film sur la France qui tape et qui mate, et en un mot : c’est très bien. Mais j’ai déjà fait trop long aujourd’hui, j’attendrai donc pour y revenir, d’autant qu’un rendez-vous a été pris avec Bozon, demain, pour parler de Tip Top.
A propos de d’Alain Guiraudie et Serge Bozon, lire aussi Chro n°1, en kiosque