Mis à part Cousine, je t’aime, sa première oeuvre tournée il y a vingt ans, la filmographie du Madrilène Fernando Trueba n’aura guère retenu l’attention des spectateurs. Son récent passage par les Etats-Unis, où il signait Two much, une insignifiante comédie avec Antonio Banderas, donnait à penser qu’il était définitivement à inscrire au registre des âmes perdues. C’est dire la suspicion accompagnant l’annonce de son projet documentaire consacré à la musique afro-cubaine qui, à première vue, paraissait un peu trop miser sur le succès récent de Buena Vista Social Club pour être honnête. Calle 54, pourtant, se démarque pleinement du travail effectué par Wim Wenders aussi bien que de celui poursuivi dans la foulée par Karim Dridi avec Cuba Feliz.
Fernando Trueba, en effet, s’est éloigné de la démarche documentaire pour livrer un film qui se focalise avant tout sur la performance musicale. Le dispositif mis en place est simple : chaque artiste invité est présenté le temps de plans très courts dans un cadre quotidien ; une fois introduit au public, il joue un morceau, seul ou accompagné de ses musiciens, en studio. Si le réalisateur laisse parfois s’exprimer plus longuement certains des intervenants, tels Gato Barbieri expliquant son éloignement du milieu du disque ou Tito Puente commentant une fresque qui représente ses prestigieux ascendants, il ne laisse jamais la parole prendre le dessus sur ce qui, de toute évidence, le fascine : la musique. Nul besoin de détours didactiques ou de discours analytique pour savourer les rythmes qu’il se propose de faire découvrir. Les fleurons du latin jazz contemporain sont convoqués devant sa caméra. Outre les deux artistes précités apparaissent, tour à tour, Eliane Elias, Chano Dominguez, Paquito D’Rivera, Jerry Gonzalez, Michel Camilo, Chucho Valdés et Chico O’Farrill, une affiche qui parle d’elle-même et traduit l’enthousiasme éclairé de Trueba pour le genre.
Soudainement inspirée dans les moments où les musiciens s’emparent de leurs instruments, sa caméra filme au plus près, décompose l’alchimie sonore, s’immisce là où, lors d’un concert traditionnel, les yeux ne peuvent se poser. C’est ici que le metteur en scène surprend par l’intelligence du découpage et la vivacité de sa perception et que Calle 54 qui aurait pu n’être qu’un hommage de plus aux disciples de Dizzie Gillespie et Cal Tjader prend une réelle dimension cinématographique. Le résultat en devient proprement jubilatoire et constitue une excellente surprise visuelle et, bien entendu, auditive.