A l’amphithéâtre Haneke où l’on s’est bousculé au Festival de Cannes 2005 –Caché aurait paraît-il frôlé la Palme d’Or !-, les cours magistraux se suivent et se ressemblent. Après La Pianiste, consécration culturelle de l’Autrichien et accès direct au club des cinéastes à thèse, après Le Temps du loup (gros ratage), le professeur Haneke reprend son manuel au chapitre « Civilisation et barbarie » pour proposer une dissert’ bateau de plus du type « La mémoire est-elle soluble dans le confort bourgeois ? » C’est peu de dire que les intentions surlignées de Caché gâchent sa force et son impact. Le film dossier roboratif l’emporte trop souvent sur le cruel regard sur l’époque, grande affaire de Haneke.
Le scénario n’est pas le fort du cinéaste. Ses films proposent le plus souvent une situation initiale et questionnent les hypothèses qui en découlent. Haneke s’intéresse au moment de l’expérience, et plus guère à ce qui advient après, d’où l’impression fréquente de fins un peu bâclées. On retrouve tous ces éléments dans Caché : un couple bourgeois voit sa vie bouleversée par des cassettes vidéo montrant leur home, filmé de manière inquiétante. Que signifient ces images ? Comment va réagir Georges, journaliste de télé face à cette situation qui peut attenter à sa notoriété ? Et sa femme ? Et ses amis ? Côté scénario, l’horizon haut du film est Hitchcock (le banal engendre l’horreur), voire Clouzot (entre Diaboliques et Le Corbeau). Or, d’emblée, on est dans ce paradoxe d’un récit ambitieux construit autour d’un secret, d’une énigme, mais qui se développe dans un scénario de mauvais téléfilm, archi-prévisible, sans surprises. La greffe Hitchcock ne prend pas, ni les codes du thriller que le cinéaste applique laborieusement. Dès la première séquence où le couple découvre la première cassette et s’apprête à dîner avec anxiété, on sent qu’Haneke ne s’intéresse pas à ses personnages, à ce qu’ils font, mettre la table, ouvrir le journal, les dialogues sont faussement creux, écrits à la peine. Comment dès lors s’intéresser à ce qui leur arrive ? Haneke aurait dû méditer l’ouverture de Scream 2 et voir comment Wes Craven nous attache à un personnage en deux minutes avant de le faire assassiner dans les toilettes une minute plus tard ; pensé comme un thriller intelligent, plein de sens, il ne se donne pas les moyens d’y parvenir. Sa tête bien pleine empêche l’action. Quant à sa plus-value savante, son fond politique, qu’on ne dira pas ici mais qui fera gloser ailleurs, il est d’une pénible naïveté : l’arrivée de Georges / Daniel Auteuil dans les cités de Romainville, le souvenir d’enfance autour d’un poulet sacrifié, tout sent l’écriture coupée de la réalité, l’invention tarabiscotée. Sur la relation franco-algérienne, sur la mémoire coloniale, le film définitif reste Muriel d’Alain Resnais où la question des mémoires faisait corps avec la forme du film et n’était pas rabattue à un souvenir d’enfance franchement pauvre, balancé à la fin.
Entre le scénario bâclé et la thèse roborative, que reste-t-il pour sauver le film ? Sa matière première, images et sons de la vie moderne, ce qui a toujours intéressé le cinéaste et qu’il a su capter puissamment dans sa trilogie fondatrice* : la pression anonyme des éléments, la névrose de nos gestes quotidiens, la mauvaise colère des suractifs, la violence sensible de la durée, de la durée d’enregistrement par exemple, celle des images vidéo sales, récurrentes pendant le film, images qui ne montrent presque rien et par quoi s’installe la peur, une façade de pavillon cossu, une enfilade de couloirs. Haneke est une caméra de surveillance à lui tout seul, peut-être la meilleure en activité. Avec lui, le film numérique de vos dernières vacances devient un cauchemar. Dans Caché, l’horreur vient d’un pan de bibliothèques, de DVD et disques bien rangés, d’une conversation banale entre amis autour d’un bon verre de vin. Horreur du neutre qui nous entoure, beau sujet. A condition de ne pas en faire trop.
* Le Septième continent / Benny’s vidéo / 71 fragments d’une chronologie du hasard (coffret dvd chez Darkstar – sortie le 5 octobre 2005)