Avec successivement La Nourrice puis l’éblouissant Sourire de ma mère, Bellocchio a confirmé qu’il était, aujourd’hui, le plus grand cinéaste italien en activité. On pouvait craindre qu’en s’attaquant au sujet multiplement visité des Brigades Rouges, le réalisateur cède à la tentation de la consécration un peu mortifère. Le sujet, imposé par la RAI, avait tout de la commande d’embonpoint : relater le rapt et l’assassinat d’Aldo Moro, président de la Démocratie Chrétienne, en 1978. On a vu récemment, avec Nos Meilleures années, à quel point le souvenir des Brigades, en Italie, demeure une sorte de lieu commun ouvrant, plus que sur une réelle conscience historique, sur des principes de célébration un peu pompiers, quasi-touristiques, dénués de toute portée politique.
Bellocchio, loin de ces considérations télévisuelles, s’attaque au sujet de la façon la plus frontale qui soit : un huis-clos dans un appartement, quelques brigatistes face à Moro. Seul élément de perturbation : Chiara, une jeune idéaliste, qui s’égare dans le trouble de la compassion et semble à chaque instant prête à basculer du côté de Moro. Le film tout entier prend place dans le regard de Chiara, véritable double du cinéaste. C’est sur ce point que Buongiorno notte ne répond pas du tout aux attentes : dans son refus catégorique de la fiabilité historique, le film se fait micro-théâtre organique dans lequel s’infiltre un trouble noir, petit souffle diffus à l’étrangeté saisissante. Bellocchio organise son film à la manière d’un espace mental complexe, où tout fait office de pièce à double-fond : images d’archives et scènes intimistes, anonymat et mythe, petite et grande histoire. L’appartement des brigadistes, avec sa bibliothèque truquée dissimulant le cachot de Moro, est un lieu de pure sensorialité où flottent les fantômes et où naissent tous les envoûtements.
La radicalité de Buongiorno notte n’a rien d’un tour de force. Tout le cinéma de Bellocchio repose sur cette éblouissante faculté à basculer, en un froissement de plan, de la plus grande neutralité (une banale scène de cuisine) à l’obscurité des ténèbres (même scène, mais doublée d’un tube de Pink Floyd soudain devenu complètement étranger au spectateur). Puissance magnétique, retenue bouleversante, sensibilité de tous les plans : Buongiorno notte est un miracle cinématographique qui simultanément porte à incandescence les figures de style du maître et en renouvelle le trouble et le mystère à chaque seconde. De Moro comme des brigadistes, on ne saura guère plus à la fin du film. De Bellocchio non plus, sinon que son cinéma, étrange équation de la lumière et de la nuit, demeure le plus fascinant témoignage qui soit d’une possible fusion entre la glace et la grâce : un miroir sans tain où l’on n’a sans doute pas fini de plonger.