Broken flowers doit sans doute son Grand Prix au Festival de Cannes 2005 à ce qu’il est à première vue : une comédie romantique douce-amère pleine de charme et d’humour décalé, une variation plutôt réussie sur le thème du donjuanisme blasé avec un Bill Murray impeccable, aussi perdu et irrésistible en Amérique que dans le Tokyo de Sofia Coppola ; mais l’engouement aveugle des jarmuschiens de la première heure, la célébration un peu béate de l’auteur maniériste des années 1980, retrouvé et primé, réduit la portée du film. C’est d’ailleurs cet argument retourné qui a servi à ses détracteurs : Jarmusch aurait une réputation surfaite que ce dernier opus confirme par son manque d’inspiration et une mollesse d’ensemble. Les extrêmes se touchent. En fait, si Broken flowers est le meilleur film de Jim Jarmusch depuis Dead man, il y a tout juste dix ans, c’est précisément que le cinéaste parvient à y dépasser sa petite musique et une touch parfois complaisante de cinéma arty new-yorkais (qui plaît aux uns et agace les autres) pour revenir avec ambition à la question première de son cinéma, sa morale depuis le début : l’errance douce, la traversée cool du paysage. Chez Jarmusch, la mise en scène est avant tout un rapport de vitesses lentes -en langage automobile, on dirait qu’il a un « rapport de boîte » un peu grippé-, un art musical du « slow motion », voire même du surplace. Comme ces plans courts sublimes qui ponctuent le film et se terminent abruptement sur des fondus au noir, la voiture du cinéaste est comme condamnée à passer du démarrage en première à la deuxième pour s’élancer. A ce rythme-là, on passe beaucoup de temps sur la route et on risque d’abîmer le moteur : c’est précisément le projet de Jarmusch, non pas « tracer » comme on dit aujourd’hui, mais « voyager » et voir du paysage, vieille question de cinéma.
Le film commence avec un argument à la Mankiewicz : une lettre anonyme vient déranger le confort tranquille d’un vieux séducteur en pantoufles en révélant l’existence d’un fils conçu il y a vingt ans. On imagine ce que l’Hollywood classique aurait fait de cette quête inversée : non pas le fils à la recherche du père, mais le père coureur à la recherche de la mère ; mais aussitôt engagé sur cette voie, le film part dans une autre direction. Il ne racontera d’ailleurs jamais vraiment cette histoire annoncée. C’est que le mystère n’est pas le truc de Don / Bill Murray. Il préfère son canapé et le Requiem de Fauré. Comme souvent chez Jarmush, l’agent de l’histoire n’est pas le personnage principal qui est réfractaire à la vie ; Dans Dead man, il fallait un Indien pour faire William Blake ; ici, c’est le voisin, Sherlock Holmes next door qui l’envoie sur les routes.
Evidemment, le pari du film est là, dans cette absence du personnage à lui-même, son refus initial de faire l’histoire, son besoin d’une mise en scène pour exister. Ou comment glisser sur les choses et se laisser imprimer par elle. Se laisser faire. Don Johnston, le séducteur quasi-aphone du film, rejoint les personnages absents du meilleur Jarmusch, Dead man et Ghost Dog ; et le film tout entier est comme pris dans une énergie narrative contre-productive ; à mille lieux du cinéma-performance qui s’installe depuis Mulholland drive et Elephant, Jarmusch propose un objet à contre-courant qui tire sa puissance poétique de son déséquilibre assumé.
Devenu road movie par la grâce du voisin scénariste, Broken flowers atteint vite son apesanteur -on est au premier quart du film- et trouve la beauté en suspension du grand cinéma d’aujourd’hui. Accompagnée par la musique envoûtante de l’Ethiopien Mulatu Astatke, la virée automobile de Don est comme une plongée dans l’affect pur du mouvement (on a ressenti ce même frisson dans l’ouverture du Collateral de Mann, même si c’était dans un autre « rapport de boîte »). Quant aux rencontres successives avec les ex-maîtresses de Don, elles sont traitées sous une double lumière réaliste / fantastique qui transforme peu à peu la recherche en paternité de Don en un leurre grossier. Don est un fantôme que son voisin a réveillé, un palimpseste de l’Amérique qui traverse l’Histoire et donne à lire quelques scènes déchirantes du couple homme / femme à travers le temps et le cinéma. Le film raconte aussi cette traversée de l’imaginaire amoureux et / ou conjugal ; comme son titre l’indique, le constat n’a rien d’optimiste, plutôt frappé à l’énergie du désespoir : Broken flowers, pour dire que quelque chose s’est cassé, a fui, n’a peut-être jamais existé. C’est peut-être le sens de la dédicace à Jean Eustache. Ce dernier n’a jamais raconté que cela : l’impossible réconciliation.