Une fois arrivée de ce côté-ci de l’Atlantique, la production cinématographique industrielle américaine s’avance cachée derrière un mythe tenace, nourri volontiers par la critique : même médiocre, un film hollywoodien jouirait d’un savoir-faire minimal, d’une qualité, tant dans la narration que dans l’incarnation, qui en ferait toujours au moins un bon objet de consommation courante. Ce serait d’ailleurs ce qui la distingue du cinéma français, trop ouvertement fracturé entre « films d’auteur » et « films populaires ». Ce mythe, il faut y croire très fort (et donc croire très fort au minimum garanti promis par le casting – Mark Wahlberg, Russel Crowe, Catherine Zeta-Jones), pour justifier la sortie en salles de ce Broken City, dont la juste place était à l’évidence dans les bacs de solde des marchands de dvd.
Wahlberg en flic, c’était déjà une comédie (assez bonne, d’ailleurs : The Other Guys, d’Adam MacKay). C’est maintenant une parodie dont il est co-producteur. Broken City s’ouvre sur le meurtre d’un jeune homme dont le procès pour viol s’était soldé par un non-lieu. Ainsi Billy Taggart, brave flic à qui on ne la fait pas, supplée-t-il à la justice. Viré par le maire de New York en personne pour éviter un scandale, il devient détective privé, avant d’être rappelé par ce même maire pour enquêter, en pleine période électorale, sur la vie extra-conjugale de sa femme. Jamais remis en question, ce meurtre inaugural ne reviendra sur le tapis qu’au moment d’un odieux – et prévisible – chantage final. Le maire, vrai salaud, essaie de faire chanter le policier, vrai héros désintéressé et sacrificiel. Autant dire qu’à chaque instant, le film semble nous crier « tout ça, c’est politique ! » (il le fait littéralement, une fois), comme si la politique était en soi le pire des maux.
Encore faut-il s’entendre sur le sens qu’Allen Hugues, et son scénariste Brian Tucker, donnent à ce terme. De politique, il n’est au final guère question ici, et il ne faudrait pas se laisser leurrer par la campagne qui sert de toile de fond. On en reste à une opposition rhétorique et stéréotypée entre le populiste roué et grande gueule et le brave type ingrat : aucun enjeu véritable, aucun rapport même à une quelconque réalité (au point qu’on se met à douter de l’époque à laquelle est censée se situer l’action, tant le scandale immobilier au cœur de tout cela flotte dans le pur cliché). Il n’est affaire au fond que d’une chose : ce que signifie être « authentique ». Le héros se définit ainsi en creux entre deux modèles de duplicité renvoyés dos-à-dos : le politicard, qui ment en disant ce qu’il ne pense pas, et l’actrice (la petite copine dudit Billy), qui ment en jouant ce qu’elle éprouve vraiment. Assez curieusement, une autre forme de duplicité s’avère, si ce n’est tout à fait positive, du moins favorable au héros. C’est le réseau souterrain des « homosexuels » (toujours présentés comme tels à demi-mots) qui, dans le film, permet au héros de faire éclater la vérité. S’il ne sont plus, comme dans les années 50, des menaces pour la démocratie (L’Inconnu du Nord-Express, de Hitchcock, par exemple), c’est bien à la condition de rester dans le placard. L’authenticité passe par la capacité d’action, mais celle-ci dépend aussi de l’authenticité. Cercle logique, d’où ne peut sortir qu’un hétéro catholique Blanc, qui n’a par définition rien à cacher. CQFD.
Dans une séquence d’anthologie, Billy assiste à la projection du film tourné par sa petite amie. Allen Hugues contrefait alors ce qu’il présente comme un « film Sundance », enchaînant après un dialogue inepte en bord de mer une levrette dans la cuisine. Anti-modèle du cinéma indépendant (qui a lui aussi son terrible conformisme, mais pas celui qu’invente Hugues), pour un réalisateur qui a, des plans de transition sur NYC en hélicoptère jusqu’au ralenti final, puisé tous ses trucs dans le plus ordinaire de la télévision. Au moment où celle-ci, par la fiction, se réinvente, le cinéma lui emprunte le pire. Même la « qualité » n’est plus ce qu’elle était.