Comment filmer la boxe comme sujet à part entière, sans scénario épique pour la soutenir ? Et surtout, pour y montrer quoi ? Frederick Wiseman a son idée sur la question, particulièrement brûlante alors qu’arrivent simultanément Boxing gym, Jimmy Rivière et Fighter. Tout comme il décomposait le ballet dans La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris, le documentariste dépouille ici la discipline jusqu’à l’os, pour isoler le mystérieux fluide primaire qui attire tant les regards de cinéastes. Non seulement quelque chose dans la boxe fascine, mais ce quelque chose fédère ses adeptes, unis sur le ring par une sorte d’osmose que le film travaille sans relâche à rendre visible.
En investissant la salle de boxe texane de Richard Lord, ancien champion décidé à prêcher les profanes, Wiseman privilégie les jeux de jambes sur la parole. Directs, crochets, impacts sonores du cuir sur les mâchoires crispées : le montage flâne d’un corps à un autre, obnubilé par la singulière gestuelle. Des bavardages légers entrecoupent les échauffements, occasion de croquer le portrait du pugiliste dilettante, doublé au choix d’un avocat d’affaires ou d’un improbable danseur de salsa. Une drôle d’inversion se produit : au lieu de voir, comme dans les fictions dédiées à la boxe, de petites gens révéler leur bestialité dans l’arène, on a d’abord affaire ici à des combattants à l’affût, dont l’humanité va graduellement se dessiner. Toute la magie de ce temple sportif – et de la mise en scène – tient à cette prouesse : faire du ring une nébuleuse hors de la société, où notables et prolos trouvent l’entente dans l’affront, précisément parce que celui-ci est maîtrisé.
Le problème de la maîtrise, d’ailleurs, imprègne la recherche de Wiseman de façon plus subtile qu’il n’y paraît. Boxing gym ne se résume pas à une utopie pacificatrice, qui se contenterait d’affirmer benoîtement que la maîtrise de la violence est la clé de l’harmonie égalitaire, d’un espace sans haine ; parce que, si les fâcheuses passions destructrices sont contrôlées, elles ne sont jamais niées. Elles sont même cruciales. Wiseman les capte partout : face à l’adversaire, au punching-ball, ou à ces pneus qu’on martèle sur le parking, selon un curieux rituel. Si une cohésion s’installe, c’est justement que la boxe assume ce moment d’ambiguïté où il est permis de se détester primitivement, sans toutefois se détruire ; la haine n’est pas expiée dans l’effort, mais détournée, et circule grâce à un étrange pacte libérateur. Cette ambiguïté, qui fait du sport à la fois une philosophie et un spectacle fascinant, Boxing gym l’explore sans trop la formuler, réservant sa bande-son aux échanges triviaux et aux collisions résonnantes entre les murs du sanctuaire. Pas besoin de plus : la boxe parle d’elle-même.