Avant l’ovni Blueberry-le film, il y a Blueberry-le tournage, un roman de plus de cinq ans. Les péripéties se sont multipliées, entre retitrages multiples (un temps « Muraya », ou il n’était quasiment plus question d’adaptation), blocage du film par les héritiers de Charlier (au tout début) et conflits avec des producteurs épouvantés (à la fin, quand Kounen présente un montage de plus de trois heures). Mais de toutes les anecdotes qui ont émaillé ce tournage rocambolesque, une seule compte vraiment. En plein chantier, Kounen part en Amazonie s’initier aux rites du chamanisme en compagnie d’Indiens. La rencontre est fatale. Quelques potions et deux calumets plus tard, Kounen se persuade que la vérité du monde se niche au cœur du puissant champignon Navajo. Une fois toute l’équipe initiée à son tour, le film peut commencer. Le résultat, patronné de bout en bout par un véritable sorcier indien, est proprement hallucinogène.
De la bande dessinée, Blueberry tire un début souffreteux (le héros assiste au meurtre de son premier amour et part en vengeance), quelques personnages (le méchant Wally Blount / Michael Madsen) et une poignée de décors (les montagnes sacrées revenues du diptyque La Mine de l’Allemand perdu et Le Spectre aux balles d’or). Le reste est plus proche de Jodorovsky : une initiation chamanique un peu pataude qui se résume en quelques « Hugh visage pâle » bien sentis et en d’interminables séquences d’hallucination / fractales / pluies de créatures delirium tremens. Le film demeure extrêmement bancal dans sa première moitié, où ni la BD ni le western-spaghetti ne semblent intéresser Kounen, visiblement pas là pour rigoler, et où se multiplient les séquences ratées, entre reconstitution de l’Ouest très toc et clichés mal digérés. Curieusement pourtant, quelque chose de plus profond prend, et le bancal de la forme se trouve progressivement dévoré par une sorte de flux étrange et envoûtant. Dès qu’apparaît Vincent Cassel, Blueberry adulte, Kounen suit une ligne qu’il ne lâchera plus : un long voyage vers les montagnes sacrées, où ne se lit plus aucune différence entre monde mental et décorum folklorique, entre le grotesque du film (son aspect a priori négatif) et son envers fascinant : la mise en chantier d’un univers autiste, détraqué, en roue libre, libéré de toute contrainte extérieure.
En une formidable dernière ligne droite (30 minutes), le film déplie un programme explicite. Longue suspension caniculaire dans le désert, pénétration des grottes (quelque chose, humide et végétal, naît, sans que l’on sache trop quoi, sous la forme d’une interminable séquence en images de synthèse), jouissance et apaisement enfin d’un final incroyablement beau : Cassel et Juliette Lewis, nus, dans un grand bain noyé de bleu. La fluidité de cette dernière partie, qui ne ressemble à rien de connu, sans duel ni véritable confrontation entre les deux ennemis, est la preuve d’une certaine réussite. Kounen, au prix d’un esprit de sérieux parfois triste et patibulaire, une foi extrêmement puérile dans son sujet (on chercherait en vain la moindre trace distanciée, cette conscience qui est la marque d’un grand cinéma populaire), est parvenu à trouver quelque chose. Quoi au juste ? Peut-être, en liquéfiant forme et récit dans une croyance enfin capable de tout emporter sur son passage, une façon de couler une fois pour toutes ce cinéma de genre putassier que son Doberman avait lancé. Peut-être, surtout, la clé qui permet de passer d’un statut de roquet excité à celui de simple cinéaste. Avant d’être un accident industriel, Blueberry est surtout un assez beau film naïf.