Venant d’un pays où le cinéma reste une pratique marginale, Blissfully yours, second long métrage d’un artiste versé aussi bien dans le documentaire que dans la vidéo expérimentale, étonne et déconcerte. Au-delà d’un objet atypique au charme exotique, le film de Weerasathakul montre ce que peut être le cinéma, lorsqu’il sait, avec autant de grâce et de naturel, transgresser ses normes formelles.
Le point de départ du film est en lui même difficile à saisir, et donc à expliquer. Non que Weerasethakul cherche à dérouter le spectateur ; il s’agit simplement de saisir la réalité dans sa progressive complexité, sans lui substituer les règles d’exposition dramatique. Dans la salle d’un hôpital, un jeune homme mutique laisse examiner sa peau malade par une doctoresse revêche. Il est sous la responsabilité de Orn, qui, à la quarantaine passée, voit sa beauté décliner et l’espoir d’avoir un enfant avec son mari s’amenuiser. Une jeune fille, Roong, l’accompagne, flirtant en secret avec Min, dont on apprendra bientôt qu’il vient illégalement de la Birmanie toute proche et ne doit pas se faire remarquer dans cette ville frontière où les clandestins sont nombreux. C’est à peu près tout ce que l’on saura de cet arrière-plan réaliste : le reste est de l’ordre de l’expérience physique des personnages, de la mutuelle découverte du corps de l’autre, de la sensation, qui ignore ces données géo-politiques. Min entraîne Roong dans la jungle, pour un pique-nique au soleil, près d’une rivière, tandis que Orn trompe son mari dans une clairière voisine. La langueur sexuelle et l’hédonisme sont ici doublés d’un étrange malaise, symbolisé par la peau fragile du jeune birman, qui empêche Roong et Min de faire l’amour. Le plaisir est ici une manipulation délicate et patiente, une suite d’attouchements furtifs, entrecoupés de longues pauses contemplatives. Tandis qu’Orn se livre sans retenue -et sans amour- aux coups de boutoir d’un amant maladroit, Roong et Min, au bord d’une rivière, prolongent le désir et ses hésitations.
Blissflully yours relève moins du récit cinématographique que de la captation d’un rythme vital dans sa naturalité première, une simple durée dépouillée d’événements dramatiques. Le film tend vers une extase placide et silencieuse, le bonheur béat de l’abandon physique. Orn rejoint les jeunes amants au bord d’une rivière, mais se retrouve bientôt seule, livrée à sa mélancolie, épiant entre ses larmes leurs ébats. Le sexe (en gros plan) est ici montré sans ambages, épuré de toute imagerie érotique, ramené à la simple découverte d’un corps, de ses sécrétions, en accord avec cet environnement végétal. Le noir se fait sur un instant de pure poésie panthéiste, ce visage de jeune fille écrasé de soleil, d’une beauté dont on reste un moment aveugle. A la fin, un carton nous apprend ce que sont devenus les acteurs du film, qui ont joué à peu de choses près leurs propres rôles. A connaître leur destin, d’une émouvante banalité, on éprouve d’autant mieux ce que ce film a d’essentiel, de miraculeux, comme une bénédiction (« bliss ») dispensée indistinctement aux personnages et au spectateur.