Amateur de high concepts et d’ésotérisme à la petite semaine, Iñárritu ne pouvait rêver mieux : en lui accordant le sacrement promis, l’Académie des Oscars a en quelque sorte offert à Birdman un épilogue alternatif. Dans ce happy end lumineux, le Mexicain ravit le rôle tenu par Michael Keaton (un acteur déchu prêt à se damner pour un succès d’estime) mais triomphe sain et sauf là où ce dernier ne trouve le salut que dans l’autodestruction. Ironique apothéose, d’ailleurs, pour un film à charge contre les rêves de gloriole et de couronnements populaires. Reste que cette façon de doubler son antihéros semble confirmer les déclarations d’Inarritu pendant la promotion du film : Birdman, c’est lui, les névroses de Keaton sont d’abord celles de l’auteur, régulièrement découragé, selon ses dires, par une industrie ubuesque autant que par ses propres crises d’ego.
Si on craignait de voir la main lourde d’Iñárritu s’emparer d’un sujet si rebattu (la bête Hollywood, ses enfants et ses rebuts), force est de constater que ses affinités avec le personnage de Keaton lui permettent de cadrer – provisoirement – sa vision. Là où ses précédents films se dispersaient, dès les premières minutes, en une déflagration de clignotants thématiques plus ou moins embarrassants, Birdman amorce d’emblée un marathon purement physique – celui de la steadicam d’Emmanuel Lubezki, lâchée dans les loges miteuses du St-James Theatre de New-York pour filer un plan-séquence de deux heures. Là encore, la crainte de voir Iñárritu lancé dans un match amical et vain avec le compadre Cuaron (Gravity s’offrait également les services de Lubezki) n’est jamais loin. Mais, contre toute attente, le dispositif agit plutôt en garde-fou : pendant un temps, le mouvement interdit à Inarritu de s’arrêter (littéralement) sur de petits tableaux édifiants, et maintient plutôt le regard à flot, absorbé par un flux d’informations qui brosse peu à peu le portrait du St-James en pension Vauquer peuplée d’histrions hâbleurs, et celui de Broadway en bûcher des vanités hollywoodiennes. Tout cela, bien sûr, est attendu, mais Iñárritu s’épargne le pire en assumant cette fois-ci de filmer un charivari inintelligible, une débauche de bruits et de gueules, s’intéressant moins à leur cohérence qu’à l’urgence permanente subie par Riggan (Keaton). Sa proximité avec les sous-sols du show business et avec cette star flétrie délimite son terrain de jeu : chaque porte poussée par la steadicam ouvre sur un petit vaudeville joué dans le cerveau enrhumé de Riggan, avec une foule d’archétypes théâtreux en guise d’acteurs principaux (Norton la diva, Galifianakis le manager, etc).
Mais Iñárritu finira vite par craquer. Une fois dessinée cette cartographie mentale, c’est plus fort que lui : il lui faut traverser les murs du St. James, s’élever au-delà des réclames géantes de Times Square et virevolter à hauteur de gratte-ciel pour relier une névrose d’acteur à l’universel. Manière de peindre la modernité comme empire régi par l’ego, en désignant nettement chaque tyran : YouTube (filmé courant en slip sur Broadway, l’acteur génère un buzz), Twitter (il maudit le narcissisme en 140 caractères), Apple (à bas la jeunesse qui ne voit plus la beauté de l’art, les yeux rivés sur son smartphone), etc. Iñárritu en veut à toute la Silicon Valley et même à la presse old fashioned, dont les gros titres obsèdent maladivement Riggan et son agent. Non seulement cette voltige a quelque chose de nauséeux, mais elle laisse l’impression que Birdman survole fébrilement des genres bien identifiés sans se poser nulle part : portrait traditionnel du has been, satire méta-hollywoodienne et remake d’Opening Night (Iñárritu refait bien sûr le coup des frontières poreuses entre scène et coulisses, et des affres du réel superposées à celles du spectacle).
Surtout, Birdman cède à une tentation typique chez Iñárritu : gonfler une banale névrose individuelle en psychose rampante, la schizophrénie de Riggan grignotant peu à peu le récit. Celle-ci l’autorise à dériver laborieusement vers le réalisme magique, et trahit l’orgueil d’un auteur incapable de contenir une hantise personnelle sans la transformer en fléau mondial, en pandémie spirituelle. Si Keaton/Iñárritu est rongé par l’angoisse, c’est d’abord que le monde a perdu la tête. La preuve : des créatures de blockbuster (autre cancer du contemporain selon Iñárritu) fondent sur la ville pour dévorer la beauté simple du quotidien. Plus que la dispersion proverbiale du cinéaste, c’est sa manière de déverser impudiquement ses petites indignations qui fait une nouvelle fois écran, et ramène Birdman à une démonstration geignarde et accusatrice, façon Babel ou Biutiful. Difficile d’accompagner celle-ci quand elle se pique d’une envolée finale, laissant plutôt fantasmer sa chute libre tout droit vers le caniveau.