A voir la force et la tenue du premier film de Guillaume Moscovitz, à voir sa beauté aussi, jamais dérobée à son sujet (les traces du génocide juif) à des fins d’esthétique douteuse, mais impliquée par lui(la forêt magnifique qui recouvre toute trace du crime), on se dit d’abord qu’il y a bien longtemps qu’on a vu un grand film sur et autour de la Shoah. C’est-à-dire un film qui se pose des questions de cinéma, de mise en scène des lieux, des corps, des visages, des voix. Un film travaillant à cette question impossible : comment rendre compte par l’image de ce qui n’a pas été filmé, comment rendre visible un crime qui a été pensé comme « ne devant jamais être dit » ? Le documentaire de Moscovitz est d’autant plus essentiel qu’il arrive au moment des commémorations récentes du génocide où l’événement dans sa réalité concrète / historique s’éloigne pour devenir au mieux un « devoir de mémoire », au pire un « sujet de polémique », toute chose qui participe de sa banalisation. Le récent livre (à succès) d’Amélie Nothomb ou la diffusion en version française de la saga américaine Holocauste sur la très sérieuse chaîne Arte sont deux signes récents de cette sordide récupération qui gagne chaque jour davantage. Belzec est donc un documentaire qui fait de la résistance, qui s’accroche au réel de toutes ses forces pour dire : ça a eu lieu.
Le film de Moscovitz est un enfant de Shoah de Claude Lanzmann. On y retrouve tous les choix de l’oeuvre-monstre : refus de l’archive, questionnement du témoin dans son cadre de vie actuel ; enfin et surtout, présence bouleversante des lieux du crime, filmés longuement. Cette filiation avec le film de Lanzmann fait sans doute la force et la limite de Belzec. Force : le sujet du camp de Belzec se prête absolument au projet cinématographique de Lanzmann et à sa morale : ne pas utiliser d’images d’époque car l’effacement des traces est inhérente au crime nazi. Belzec est un village polonais où a été construit le premier centre d’extermination nazi fin 1941-début 1942 ; entre mars et décembre 1942, environ 600 000 Juifs y ont été assassinés par le gaz ; après l’extermination, au cours de l943, les nazis ont brûlé les corps et entièrement détruit le camp et ses installations avant de planter une forêt de pins à la place. C’est dans cette forêt que commence le film et l’admirable travail de dévoilement mis en oeuvre par le réalisateur : décalage effrayant entre le témoignage des riverains du lieu qui ont vu et le décor à la beauté trompeuse et au calme mensonger, grande leçon sur le hors-champ en cinéma et en histoire.
Mais c’est aussi dans cette dette visible envers Shoah et le style de Lanzmann qu’apparaissent les faiblesses du film. On ne peut sans risque se mesurer à une telle somme et, à mesure que Belzec avance, la mémoire de Shoah revient, dévorant un peu le film de Moscovitz, l’empêchant de trouver sa durée propre, son identité. La voix de Lanzmann manque, sa dureté avec les témoins, sa cruauté parfois, son génie quand il questionne. Les témoins interrogés par Moscovitz -surtout ceux qui ont assisté au génocide en tant que voisins- ne sont jamais bousculés par lui, pas assez pris au piège de leurs mots, trop à l’aise. C’est que Shoah est une oeuvre de guerre contre le réel qui se dérobe. Guillaume Moscovitz suit une démarche plus sage : celle de l’élève brillant qui n’ose pas. On attend avec impatience ses prochains films.