Au cœur des sublimes paysages de Djibouti, un peloton isolé de la Légion étrangère. Une quinzaine d’hommes dont le quotidien se nourrit autant de rituels que d’exercices, de tâches ménagères (étendre le linge, préparer les repas) que de dérives nocturnes. Renvoyé à Marseille pour motif disciplinaire, l’ex-adjudant Galoup (Denis Lavant) se souvient du commandant Forestier (Michel Subor) et de ses hommes, en particulier le jeune Gilles Sentain (Grégoire Colin), vers lequel semblaient alors converger tous les affects…
L’armée selon Claire Denis renvoie davantage à une affaire de corps que d’idéologie. La guerre n’aura pas lieu et se conçoit seulement en tant que moteur improbable et abstrait de ces existences tournées vers une culture essentiellement physique -antique, serait-on tenté d’écrire. Coupés du monde, réduits à réparer des routes, les soldats de Beau travail ont inventé leur propre univers militaire, entre chorégraphies solaires, simulations de combats et osmose panthéiste. Ces danses, muées parfois en épreuves, fonctionnent comme autant de révélateurs charnels pour les trois protagonistes du film. Des pulsions diffuses mais qui conduiront Galoup à sa perte. Car à travers ce réseau de gestes et de regards, se trame une sombre joute amoureuse, marquée par la jalousie, l’emprise sur l’autre ou encore l’exclusion (l’adjudant souffre sans cesse de ne pouvoir se mêler au groupe des jeunes légionnaires), mais seulement trahie par quelques mots (de Forestier à Sentain) et l’acte vengeur de Galoup.
Comme toujours chez l’auteur de J’ai pas sommeil, le récit hante la forme. Ni effacé ni écrasé par la plastique (Beau travail n’est surtout pas une œuvre esthétisante), ce dernier se lit avant tout dans les visages et la nature, la lumière et les mouvements de caméra, inclus dans la circulation même des corps et des images ; à la manière des vraies propositions de cinéma… Par ailleurs, la force des films de Claire Denis repose en grande partie sur le désir presque palpable de la réalisatrice pour tout ce qu’elle filme. D’un côté, les terres de Djibouti et leur richesse chromatique, du bleu intense de la mer au blanc du désert de sel sur lequel agonise Sentain. De l’autre, les acteurs : la grâce et la souplesse de Denis Lavant, qui trouve ici un personnage à la hauteur de son passé caraxien (la séquence finale fait songer à la course folle du comédien dans Mauvais sang) ; la beauté mystérieuse de Grégoire Colin ; enfin, l’intensité grave de Michel Subor (décidément à l’affiche des films français les plus passionnants de ces derniers mois, puisqu’on a pu apprécier son talent dans Ainsi soit-il et La Fidélité). Grâce à Claire Denis, les lieux et les corps qui les habitent ont recouvré leur juste dimension, celle d’éléments signifiants, et, en l’occurrence, sublimés par le regard d’une grande artiste.