Le film a fait un détour par la campagne où Binoche accompagne, bon gré mal gré, une grappe d’abominables bourgeois amateurs d’art (Binoche est peintre), et tout ce petit monde échoue sur la banquette d’une boîte de nuit de province. Là, Balasko, qui joue le rôle bref d’une galériste, confesse à Binoche que les paysages ne l’intéressent pas beaucoup: « Je préfère regarder les gens ». Il est significatif qu’à ce moment précis, Claire Denis bascule sur le visage de Binoche, pour un plan qui est moins un contrechamp qu’un portrait autonome, et une validation limpide donnée par le film à la réplique de Balasko. Avant toute chose, Un beau soleil intérieur signale dans le cinéma de Claire Denis un goût pour les visages qui n’est certes pas neuf, mais semble entièrement reconsidéré dans son principe. La réussite modeste mais réjouissante du film se niche là, dans sa joie d’expérimenter une matière nouvelle: le visage d’un personnage, d’une actrice, qui dit « On ne sait jamais ce que je pense, c’est mon problème » – et qui a complètement tort.
Car Isabelle (Juliette Binoche, donc), a un problème rigoureusement inverse: son visage ne masque aucune des émotions qui le traversent, c’est une glaise incessamment remodelée par des courants vifs et contradictoires, joies soudaines, désespoirs incontinents, confiances absurdes et inquiétudes foudroyantes. Et c’est un problème particulièrement handicapant pour traverser les épreuves que lui a réservées le scénario: Isabelle a la cinquantaine et cherche, avec une endurance désarmante, un amour qui, rien à faire, ne vient pas. Le film enchaîne alors, avec une célérité quasi-boulevardière, les rencontres avec des prétendants diversement minables, amants d’un jour ou d’un mois, ex-concubins ou futures conquêtes, sans autre boussole que le désir anxieux de son personnage, liquéfié par son envie de se caser. De l’épreuve implacable de la séduction, des vertiges dérisoires du discours amoureux (le film, sait-on, a trouvé une lointaine inspiration chez Barthes), Claire Denis a choisi de ne retenir que la pointe aiguë où se partage une inquiétude: celle de ne pouvoir cerner le désir de l’autre, où l’on pourrait trouver l’autorisation de dire le sien. Isabelle s’en inquiète tant que, pressée de dire ce qu’elle veut, elle répète sans cesse: « Et toi ? », « Et vous ? »
La première belle idée du film est de saisir ce drame (c’en est un: le fond de l’histoire est tragique) prioritairement dans ses ressorts burlesques. De n’y voir que la mécanique, donc, de ne se rythmer qu’aux répétitions, bégaiements, piétinements infinis de ces héroïques tentatives de se faire aimer – et en cela le style infra-littéraire et hoqueteux de Christine Angot, qui co-signe le scénario, se révèle , il faut l’admettre, tout à fait opportun. L’autre idée judicieuse est d’avoir dessiné, avec Isabelle, un personnage peu habile dans l’exercice, tout en feintes et en esquives, de cet escrime sentimental. Car Isabelle est aussi piètre actrice que Binoche est géniale: voulant masquer ses émotions pour se soumettre aux impératifs stratégiques de la séduction, elle se laisse déborder par elles comme par un torrent, passant en une phrase du rire aux larmes comme on serait trempé par une subite averse. Et tandis que Binoche s’abandonne malgré elle à cette pluie d’affects, Claire Denis de son côté s’abandonne à la fascination pour la sidérante plasticité de ce visage où se donne à lire le moindre état du cœur, en une transparence catastrophique qui doit plus à Jerry Lewis qu’à l’ordinaire de la comédie romantique française. Ce qui revient moins pour elle, on le disait, à changer de méthode qu’à changer d’objet. Filmer les visages comme des paysages: cette morale ancienne guide son cinéma depuis le début, mais à la condition de ramener tous les visages à un type unique de paysage, c’est-à-dire en vérité à un seul type de météo. Climat d’avant l’orage, paysage mutique où gronde, dans le sous-sol, un tonnerre intérieur – c’est la formule de sensualité frissonnante et spectrale qui fait style dans son oeuvre, au risque d’un maniérisme dictatorial qui finit par égaliser tous les corps, tous les visages.
Or ici le visage de Binoche agit comme promesse d’une météo excessivement détraquée, où luttent sans cesse l’élan tragiquement généreux de son désir (beau soleil intérieur, dit le titre qui cerne bien la vitalité irradiante du personnage) et celui des déceptions brutales qui viennent chaque fois le doucher – et puis le soleil irradie de nouveau, pour être rincé une fois de plus, etc. Cette mécanique, qui condamne le personnage à perdre systématiquement sur le front du discours amoureux, le condamne d’autant plus que ce front se tient ici sur un terrain essentiellement bourgeois (Xavier Beauvois, idéalement répugnant en banquier torve; Bruno Podalydès, toujours parfait, ici en galériste mielleux). Terrain, donc, où le langage est plus qu’ailleurs affaire de pouvoir et de dissimulation – c’est la part, convenue mais plutôt réussie, de satire sociale qui draine le script. Mais c’est quand il lui oppose des prétendants eux-mêmes malhabiles à ce jeu-là que le film déploie, en une logique d’enlisement extrêmement cocasse, tout son beau potentiel burlesque. D’abord, avec le personnage de Nicolas Duvauchelle, jumeau d’hystérie avec lequel Isabelle s’enfonce dans l’empêchement comme dans des sables mouvants. Ensuite et surtout, par l’entremise tardive de celui de Depardieu, avec qui le film finit mais ne veut pas en finir (la scène s’étend sur près d’un quart d’heure et boit jusqu’à la dernière goutte le générique final), s’offrant aux délices devenus rares de son génie dilettante et doux. Pour qui aime les acteurs, cette seule scène mérite, largement, le déplacement.
Bon sang mais c’est pas possible, vous êtes obligés de coller l’expression « de province » partout? Le début de la première phrase précise bien qu’on est « à la campagne », donc merci on a compris qu’on était pas à PARIS. La phrase pourrait très bien se terminer sur boîte de nuit, point. Mais non, l’auteur pense très important de préciser que cette boîte de nuit est « de province », parce qu’on imagine bien qu’une boîte de nuit « de province » c’est un truc particulier, pas du tout comme une boîte de nuit « parisienne ». D’ailleurs c’est bien connu, toutes les boîtes de nuit « de province » se ressemblent. Merci pour cette condescendance typiquement « parisienne », elle me dégoûte de lire la suite de l’article.