Après avoir transposé Transformers et GI Joe, Universal Pictures continue de feuilleter le catalogue Hasbro en quête de jouets à adapter. Leur recherche frénétique les a conduits en 2010 jusqu’à la page jeu de société, celle de Puissance 4 et du Monopoly (bientôt sur vos écrans), où ils sont tombés en arrêt devant cette évidence commerciale et cinématographique : La Bataille navale, le film. Il faudrait dénicher et encadrer le chef-d’oeuvre de PowerPoint qui a dû servir à convaincre les investisseurs. Il regorge forcément de délicieux sophismes marketeux, d’argumentaires stratégiques aussi imparables que ce tir de barrage déclenché en août 2010 par le patron d’Universal pour justifier le projet : « Dans le monde, plus de gens ont joué à La Bataille navale qu’aux Transformers ». Touché, coulé. Parions qu’à la slide 23 du document (partie III. 2 : Comment éviter le naufrage ?), on devrait aussi trouver mention d’une méthode qui a fait ses preuves, ce fameux raisonnement applicatif qu’on appelle triangulation du succès : 1. Bâcler un scénario (héros loser +frère tutélaire + bombasse inaccessible + Navy / Menace planétaire = transcendance du hérosbisou), 2. Ajouter une attaque extraterrestre (si possible avec des robots), 3. Caster une star du R&B (Rihanna ici).
On a l’air de se moquer, mais c’est très précisément de son absurdité profonde que Battleship tire l’essentiel de son intérêt. Otez-lui sa dimension ludique, cette espèce de premier degré et demi, et le bidule de Peter Berg coule corps et âme, entraîné vers le fond comme n’importe quel blockbuster pachydermique. Sur le papier, il aurait fallu, pour réussir pleinement un tel film, choisir entre deux lignes opposées. La première, déployer une véritable stratégie de mise en scène, une science de la spatialité à même d’orchestrer les enjeux tactiques d’une bataille navale. Dans A la poursuite d’octobre rouge, McTiernan ne racontait finalement rien d’autre qu’une partie d’échec sous-marine jouée par des aveugles. Mais là où la rigueur mathématique du roi de l’actioner nous amenait à une compréhension intime des positions, des mouvements et des répercussions de chaque pion, Peter Berg peine à fixer le cadre général, à matérialiser le champ de bataille et ses enjeux humains par la seule force des points de montage. Alors il trouve des échappatoires. Chaque plan aérien de Battleship – et ils sont nombreux- sonne ainsi comme un aveu d’impuissance, une sorte de passage obligé pour recadrer la scène et les positions de chaque bâtiment, avant de revenir au cœur tachycardique de l’action. Trop artificiel pour convaincre. Quitte à transformer le film en destroyer de la Navy, à réduire les débats à une avalanche de feu et de métal hurlant, peut-être aurait-il mieux valu laisser tomber toute notion de stratégie navale et s’abandonner aux délices graphiques du chaos. Une deuxième ligne que le cinéaste fait mine de suivre, mais dont il se détourne dès qu’il en a l’occasion. On ne sait si le copyright Hasbro joue un rôle là-dedans, mais sur la forme le résultat rappelle beaucoup un GI Joe ou un Transformers, qu’on aurait débarrassés de leur frontalité destructive et adolescente. Et pour cause : ce n’est pas du tout « l’école de pensée » de Peter Berg.
Battleship cultive en réalité une ligne médiane en forme de paradoxe : faire du Michael Bay avec un cerveau. C’est le premier degré et demi qu’on évoquait plus haut. Que la scène d’action la plus réussie d’un film budgété à 200 millions de dollars soit aussi la plus statique et la plus confinée devrait nous interpeler sur le véritable degré de lecture du film. Aveuglés par la technologie de l’ennemi, coincé dans le bâtiment radar, nos héros y sont réduits à scruter une grille maritime en quête de mouvements d’eau, à balancer leurs missiles au moindre clapotis suspect. Oui, exactement comme quand on joue à La Bataille navale. Créer du suspense et de l’émotion tout en renvoyant ironiquement le film à l’absurdité crasse de son concept : c’est là que bat le cœur secret de Battleship. A plusieurs reprises, les répliques les plus sentencieuses, les postures les plus patriotes se verront ainsi annulées dans le plan suivant. Pas par un gag slapstick ou une vanne (le film ne fonctionne jamais vraiment au second degré), mais plutôt par une ligne de dialogue à double sens, un angle de caméra trop marqué ou un montage trop voyant. Une méthode qui va culminer au début du troisième tiers dans une séquence complètement tarée et pourtant authentiquement touchante, une sorte d’absolu « michaelbayen » (la croyance dans l’effet) partiellement désamorcé par le regard d’un cinéaste (la conscience de l’effet). Si l’on ne peut pas encore parler de film-pirate façon Joe Dante ou Verhoeven (Battleship n’est pas, loin s’en faut, un Small soldiers ou un Starship troopers maritime), c’est qu’il manque à Peter Berg ce regard politique, cette poésie anarchiste qui seule peut mettre en tension ce genre de matériau. D’où qu’on le prenne, l’unique attrait de Battleship est donc d’ordre ludique : des obus patriotes qui déciment la racaille extraterrestre au visage délicatement mouillé de Rihanna, il s’agit de redoubler le plaisir imbécile du spectacle tout en assumant la part de ridicule qui se loge dans l’image.