Avoir 20 ans dans les Aurès est aujourd’hui un film-culte. Depuis sa sortie en 1972 et son passage au Festival de Cannes où il remporta le prix de la Critique internationale, il a été montré dans le monde entier et salué partout comme une grande oeuvre engagée, un pamphlet d’une grande efficacité contre la guerre et ses effets. C’est qu’au-delà de l’histoire qu’il raconte -l’expérience d’un commando d’appelés français à la fin de la guerre d’Algérie- le réalisateur développe un propos universel, manière définitive de poser la relation entre la guerre et l’homme-soldat qui s’y soumet : la logique de groupe qui conduit l’individu le plus pacifique à commettre l’irréparable. Faut-il préciser que la reprise du film dans les salles parisiennes et son édition en DVD est plus qu’opportune dans le contexte actuel, à l’unisson d’un mouvement anti-guerre protéiforme qui n’a jamais trop d’arguments pour convaincre les indécis ?
Saluer la capacité du film à convaincre ses spectateurs, c’est peut-être une des meilleures façon de rendre compte de sa force. En effet, face au film, le spectateur est comme pris dans un dispositif brechtien, ouvrant aux questions les plus diverses mais cassant constamment les possibilités d’y répondre trop rapidement ; car, pour servir son propos, René Vautier ne s’est pas contenté de réaliser une « fiction exemplaire », suscitant la sympathie du public pour un personnage dans lequel il s’identifierait, par exemple un soldat contraint de torturer par son chef et qui ne peut faire autrement. Il n’y a pas d’identification de ce type dans le film. S’appuyant sur une solide source -plus de 800 heures de témoignages recueillis auprès de vrais appelés dans la seconde moitié des années 1960-, le cinéaste a inventé un dispositif entre véracité documentaire et improvisation des acteurs : il a fait appel à un groupe de jeunes gens de 20 ans, tous non-professionnels mais qui se connaissaient bien (parmi lesquels Jean-Michel Ribes ou Alexandre Arcady) et leur a proposé d’improviser à partir des situations décrites le plus souvent à Vautier par les jeunes appelés. Le résultat est saisissant et place le spectateur dans un malaise qui va grandissant. C’est d’autant plus efficace que les appelés sont présentés au début du film comme rétifs à toute violence, des pacifistes viscéraux et que c’est par la voix de leur lieutenant -extraordinaire Philippe Léotard- qu’est dite leurs contradictions. Ce n’est pas le moindre paradoxe du film que de mettre dans la bouche de l’officier les paroles les plus raisonnables. L’impact pacifiste de l’oeuvre en est démultiplié.
L’Ennemi intime, la récente enquête documentaire réalisée par Patrick Rotman comme quelques années auparavant La Guerre sans nom, signé par le même Rotman et Bertrand Tavernier, ont montré l’étendue des crimes commis par l’armée française en Algérie, en même temps que l’immense traumatisme vécu par les appelés qui ont assisté et parfois participé à cette barbarie ordinaire. Le film de René Vautier s’ouvre par une citation d’un général français, Paris de la Bolardière qui dit ceci : « Quant aux jeunes du contingent, dont on parle très peu, ils mettront longtemps à se remettre de cette guerre. Il m’arrive tous les jours d’en rencontrer qui m’avouent avoir gardé un tenace et horrible souvenir de ce qu’on les a contraint à faire. » Pour finir, on voudrait rappeler peut-être le plus précieux passage du film de Vautier, des plans documentaires en couleur insérés dans la fiction et qui devraient servir d’antidote aux bombardements promis par certains en Irak : ce sont les seules images enregistrées des conséquences meurtrières du bombardement français du village de Saqiet Sidi Yussuf. Seul, alors qu’il se trouvait là par hasard, Vautier a filmé les cadavres des civils quelques minutes après les bombes. Suivant son éthique : « filmer ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai. »