Six ans après le coup d’éclat de La Mort de Dante Lazarescu, et après avoir été quelque peu oublié dans le flot d’une nouvelle vague roumaine dont il fut l’éclaireur, Cristi Puiu donne enfin de ses nouvelles. A Cannes où il était présenté en 2010, Aurora a laissé une impression mitigée, et le sentiment d’une redite et d’un certain manque de relief. Il faut dire que Puiu s’entête souverainement dans une esthétique d’arte povera et un refus buté de la lumière et de l’échappée lyrique. Il serait tentant de n’y voir qu’une formule si Aurora, long de trois heures, ne s’inscrivait dans un projet plus vaste de six films, inauguré par le précédent, six films définis par Puiu lui-même comme des fables. Cohérence donc, de ce point de vue singulièrement pessimiste et viscéralement attaché à la représentation du monde ordinaire des choses et des êtres, mais d’où ressort discrètement un regard de moraliste.
Sauf que là où La Mort de Dante Lazarescu, derrière sa continuité temporelle et ses allures de cinéma vérité, conviait à une traversée métaphysique de la nuit, livrant insensiblement le passage d’un corps vivant à un corps mort, Aurora semble à priori contraint par la force artificielle de son sujet. Le film suit pendant trente-six heures le parcours d’un homme sans qualités versant dans le crime passionnel. Trente-six heures d’une trajectoire en apparence atone, faite d’indécisions et de micro-évènements, saisissant scrupuleusement les gestes et les mouvements d’un type perdu en lui-même, le tout filmé en plans moyens dans les zones grises de Bucarest. Les quelques dialogues du film, réverbérés en sons directs derrière des encadrements de porte, ne livrent pas plus d’indices sur les mobiles du crime que sur les sentiments de son auteur. En confrontant la question du mal à cette esthétique du quotidien, le projet prend alors d’emblée le risque d’un surplace et d’une écriture de l’insignifiance, où le visage du monstre criminel viendrait se projeter sur celui du spectateur pour illustrer le seul cliché de la banalité du mal.
Sauf que la réalisation virtuose de Puiu lui permet précisément d’éviter ce genre d’écueils. Les quelques scènes de terreur qui s’amorcent à mesure que progresse le film tiennent ainsi toutes à ce principe d’incertitude qui nous interdit de connaître les intentions du personnage. En interprétant lui-même cette figure d’anti-héros pathétique, Puiu articule toute sa réalisation autour de ses mouvements aléatoires et de ses indécisions. Placé lui-même dans le plan, le corps du cinéaste cristallise à travers sa silhouette d’ours mal léché la désorientation de ses mouvements autant que la vision paranoïaque d’une bête à la fois traquée et chasseuse. La circulation et les regards du personnage qui ne cesse de revenir sur ses pas, de prendre une direction avant d’en changer de nouveau, contraignent le dispositif et l’orientent vers une suspension de tout point de vue extérieur, sans jamais se départir d’un sens rigoureux de l’observation. D’où le sentiment d’assister au glissement criminel d’un homme dans un état paradoxal de stupéfaction et d’évidence, où les rituels du quotidien seraient aussi ceux de la catastrophe. Ce refus de la clarté narrative autant que de l’évènement (notamment par le choix d’escamoter systématiquement à l’image les scènes de crime) est pour beaucoup dans la réussite d’un film qui une fois encore s’attache à retracer un passage (du vivant au mort, de la vie à la damnation) sans jamais filmer autre chose que l’épreuve répétée du quotidien. Une dernière scène teintée d’humour absurde offre à Puiu d’élever son sujet à hauteur de fresque noire, opposant à la quête de reconnaissance de son personnage devant la Loi le paysage morne et désolé de ses représentants, fait de cafés lyophilisées et de stylos à la pointe séchée. C’est dire ce que cette oeuvre doit à Kafka, nouant discrètement les incertitudes de l’existence avec la trajectoire destinale des vies humaines, confrontant l’accident et la Loi en un geste qui ne relève pourtant que du cinéma le plus pur.