Le cinéma de Robert Guédiguian a toujours été un peu pataud lorsqu’il se contentait d’aborder le prolétariat comme une mystique, un idéal de communauté lentement sacrifié sous les coups de boutoir du libéralisme. Mais il a souvent su détourner ce handicap en interrogeant par l’individu cet échec collectif. Levant définitivement l’hypothèque sur la lutte des classes, au prix d’un onirisme clairement assumé, Au fil d’Ariane contracte ainsi son programme à la description d’un art de vivre — mais un art qui demeure malgré tout un savoir faire à partager. Menu modeste, assez démissionnaire en vérité, mais dans le fond toujours aussi irrésistible. Plaquée par ses proches le jour de son anniversaire, une mère de famille décide de prendre sa Clio et la clef des champs. Rapidement aimantée par un minet en moto, elle atterrit sans le vouloir dans un restaurant de bord de mer, aux abords duquel une troupe de joyeux lurons mènent cahin caha leur vie.
On entre dans ce récit d’échappée délibérément invraisemblable par une porte saugrenue : une simulation 3D digne d’un mauvais logiciel d’architecture nous fait glisser des rues d’une ville à une grande cour d’immeuble, pour se faufiler jusqu’au seuil d’une petite cuisine où, par la magie d’une surimpression, apparaît Ariane Ascaride, affairée à la préparation d’un gros gâteau au chocolat. Plus proche des expérimentations loufoques à la Resnais que de la petite boutique habituelle de Guédiguian (et ses panoramas phocéens sur fond de vieille chanson française), ce préambule a au moins le mérite de souligner la dimension artificielle d’un cinéma qui, malgré sa mauvaise réputation naturaliste, ne semble jamais plus à l’aise que lorsque tout sonne faux.
Chaque fois que sort un nouveau film de Guédiguian, on sent bien que la cinéphilie française ne sait pas trop quoi en faire, rebute à lui conférer une autre ambition que celle du gentil portraitiste du prolétariat méditerranéen — ce prolétariat qui galère à arrondir les fins de mois, mais conserve assez-de-musique-dans-le-coeur-pour-faire-danser-sa-vie. De ce ton de syndicaliste sentencieux et rigolard, le réalisateur de Marius et Jeanette refuse évidemment de se déprendre. Et son nouveau conte, placé sous le signe un peu suspect de la « fantaisie », assume plus que jamais l’ingratitude des oripeaux désuets du cinéma de Marcel Pagnol, du duo Carné-Prévert ou du Renoir des années 30, ces vieux chromos populaires que le cinéma français ne semble malheureusement plus pouvoir qu’avaler de travers.
La mise en scène de Guédiguian a toujours fonctionné au ras du réel, donc au ras du cliché. Donc, en totale complicité avec la caricature, dans ce qu’elle peut avoir de plus axiomatique (goût de la citation, du bon sens mis en formule, ironisé ici par un personnage de filousophe au faux accent américain). Mais paradoxalement, c’est bien parce que le cinéaste n’est jamais trop précieux avec ses sujets, qu’il ne les toisent jamais du haut de sa subtilité, que son naturelle l’a souvent porté sur l’artifice, la ruse, le truc. Ce ludisme s’avère d’autant plus exacerbé ici que ce Fil d’Ariane se donne ostensiblement à observer comme une chambre d’écho de la filmographie du cinéaste, un reflet inversé et chatoyant d’oeuvres plus sombres et plus crues (La Ville est tranquille, avec sa prostituée incarnée par Julie-Marie Parmentier ; Marie-Jo et ses deux amours, et son motif ondoyant de l’adultère).
Comme Hong Sang-soo, Guédiguian fait un nouveau film comme on rebattrait simplement un jeu de cartes. La cité phocéenne demeure donc ce théâtre à la fois inébranlable et ouvert à la fantaisie de la multitude, où des personnages interchangeables veulent vaguement refaire leur vie, sans rien cependant vouloir bouleverser de ses fondations. L’existence y est une girouette qui ébroue son regard au gré des vents, tout en restant solidement attachée au toit du foyer. C’est cette cohabitation entre ces choses que l’on désire et celles qui nous réconfortent, entre ce qui fait battre les coeurs et ce qui les apaise, qui constitue ainsi l’essence de plus en plus contrariée de ce cinéma bienveillant et convivial, à cheval entre l’allégresse et la noirceur, le déterminisme social et les libertés du sentiment. Avec toujours, cet enrobage fait de soleil et d’horizon marin, de vagues fouettant la roche et de cigales ayant chanté tout l’été, qui imprègne la mise en scène d’une sérénité générale, la relaxe, l’amollie, pour une effervescence qui — faut-il le regretter ? — ne semble plus vouloir aspirer aujourd’hui qu’à une sorte de résignation enchantée.