Acteur falot ayant traversé une décennie de cinéma américain à décevoir les ambitions qu’Hollywood avait hâtivement déposées sur ses épaules d’endive, Ben Affleck a, depuis 2007, décidé de retrouver le chemin d’une success story en menant une carrière de réalisateur. Des comédiens passant à la mise en scène, les mauvais esprits suspecteront toujours qu’ils le font pour de mauvaises raisons : se doter d’une âme que leur belle mécanique d’affabulateur leur interdisait d’avoir (George Clooney, qu’on retrouve ici à la production) ou, pire, interpréter enfin les rôles que personne n’a jamais daigné leur offrir, afin de prouver que derrière leur jeu d’huîtres se cachait une perle estampillée Actor’s studio. Au vu des trois films qu’il a réalisés, les mauvais esprits n’auront pas tort : c’est un peu tout cela qui a mené la barque Affleck, chargée de sujets en plomb socio-politiques et de regards de cocker fatigués appelant de complaisants gros plans.
Mais probablement que lui a toujours visé autre chose, comme semblait l’affirmer son premier film. Avec Gone baby gone, tiré d’un roman de Denis Lehane, Affleck allait directement chasser sur les terres d’Eastwood et de son Mystic river, nourrissant ses débuts de réalisateur de vagues questions sur le mal comme il vient, d’un décorum socio-réaliste et d’une mise en scène frappée au bon coin d’un néo-classicisme laidback. Mais si le vieux Clint n’a jamais oublié les leçons du maître Siegel, Affleck, né réalisateur dans une époque aux filiations trop lâches, est resté cet enfant sans paternité cinématographique. Après Eastwood, il est donc allé frapper aux portes de Michael Mann pour l’insipide The Town, et le voilà aujourd’hui sur les terres du cinéma politisé des années 70 avec un sujet tiré d’un fait réel. En 1979, au moment de la crise iranienne des otages, la CIA organise l’exfiltration de diplomates américains réfugiés à l’ambassade canadienne en les faisant passer pour une équipe de tournage en repérage. Un agent lance à l’occasion la production d’un faux film de SF à Hollywood. Sujet en or, peut-on lire ça et là comme s’il suffisait de se reposer sur son label « incroyable mais vrai » pour faire tourner la grande machine narrative. Car s’il y a bien dans ce récit matière à frotter grande histoire et imaginaire, une fois l’arnaque mise en place, le film a tôt fait d’épuiser toutes se cartouches et de s’embourber dans un interminable suspens capillotracté.
C’est qu’au fond, il n’y avait pas là de quoi dépasser le simple plaisir de l’anecdote. Le fait qu’un tel film puisse exister témoigne alors plutôt de la crise d’imaginaire qui traverse Hollywood, prompte à tourner en une improbable mayonnaise les trois coquilles d’œuf qui se promènent au fond d’un scénario original. Guère étonnant qu’on parle alors d’Argo pour la course aux oscars : le film est suffisamment malin pour mêler la gravité politique à la satire hollywoodienne. Problème : dans les deux cas, il se révèle d’une assez grande platitude. Aux scènes californiennes sont dévolues la part comique d’un film reposant essentiellement sur le cabotinage classique de John Goodman et d’Alan Arkin, la bouche pleine à ras-bord de bons mots de scénaristes (attention spoiler : « argofuckyoursel » revient à plusieurs reprises). Ailleurs, dans un Iran qui rappelle funestement le séjour d’Alan Parker en Turquie, se joue la fiction politique rongée des ongles où s’agitent les seconds rôles et un Ben Affleck marmonnant tout son texte d’un regard las. Entre les deux, entre l’enchantement classique et la modernité Actor’s studio, rien ou presque, soit quelques moments enlevés de montage parallèle qui doivent beaucoup au monteur William Goldenberg, habituel collaborateur de Michael Man. Tout l’intérêt du film pourrait alors se jouer là, dans cet emboîtement de fictions performatives rappelant que toute prise sur le réel découle avant tout d’un acte de croyance. Mais Ben Affleck rabat très vite les termes de l’équation vers les habituels ressorts psychologiques où il s’agit ni plus ni moins que de gagner la confiance des autres pour regagner la sienne. De cette fantasmagorie historique ne ressort donc que le récit d’un petit homme gris qui voudrait qu’on l’aime et pour cela mène à bien sa mission. C’est, en miroir imaginaire, la position exacte de Ben Affleck acteur et réalisateur vis-à-vis de l’industrie : rendre la copie la plus propre pour redevenir ce bon élève qu’il fut un jour avec son ami Matt Damon au moment de Will hunting.
Et c’est donc cela que le cinéma américain semble aujourd’hui proposer comme principe de mise en scène : une feuille de style déroulée dans la parfaite lisibilité du montage. Réalisme des décors, caméra portée pour les scènes de foule, travelling dans le dos des personnages pour celles de couloir, et détails sur les téléphones et téléscripteurs : Ben Affleck nous présente son book, un coup Pakula, un autre Pollak, un peu de Greengrass et toujours du Michael Mann. Ce n’est plus une signature, c’est un milkshake sans alcool ni vapeur, le degré minimal de ce qui est acceptable, devenu par la misère de l’époque le nec plus ultra de la mise en scène à Hollywood. Ne plus filmer le réel ou son spectacle, pas même son image dans un élan maniériste perdu, mais reprendre juste la copie des anciens comme un décalque un peu passé qui effacerait le secret de leur coup de pinceau. Rien de franchement déplaisant là-dedans (c’est là le génie manufacturier d’Hollywood), mais un plaisir de potomane qui prendrait son eau tiède pour le plus fin des nectars. A ce compte-là, nul doute que Ben Affleck a de beaux jours devant lui. Les assoiffés, eux, iront pleurer toute la flotte qu’on leur fera avaler.