Pas facile d’y voir clair avec un film de Lars Von Trier, n’importe lequel, celui-là par exemple. Pas facile tant le Danois use et abuse des ruses les moins héroïques pour empêcher que l’on voit ses films. Comment ça ? Par cet usage intensif qu’il fait d’un folklore ringard et d’une vision complètement compassée d’une figure qu’il ritualise à Cannes plus qu’ailleurs, on l’a vu cette année. Ce folklore, cette vision est celle de l’artiste considéré dans sa souveraineté. Autrement dit, dans le langage de LVT et de ses thuriféraires, l’artiste libre, le moi rayonnant livrant ses visions dans un mélange d’impulsions spontanées et de coups réfléchis ; celui qui va là où les autres ne vont pas, qui dévoile, qui transgresse et donne à voir. C’est mal ? Non, bien sûr, et c’est même classique, mais au regard de l’œuvre du cinéaste, quelque chose fait problème dans cette fétichisation creuse : cette impression tenace que pour LVT, l’artiste avance en pleine lumière avec sa subversion sous le bras, le sentiment qu’il pointe à l’usine du scandale. Dans un cirque comme celui de Cannes où les catégories de la subversion ou du scandale sont si galvaudées, Von Trier brûle malgré lui le vêtement dont il se pare en faisant profession de scandaleux, comme il y a des professionnels de la profession. Ça permet juste un petit Hernani de comptoir, et offre à chacun l’occasion de mousser un peu en jouant les Gautier d’opérette. Tout le monde y trouve son compte, mais rien de pire, évidemment, qu’une transgression si elle est programmée, qu’un scandale s’il est annoncé, qu’un geste libre s’il est conditionné. Le Danois, qui s’est étranglé avec l’écharpe de son « artisticité », donne l’impression qu’il se contente simplement d’être conforme à lui-même. A ce genre d’artiste-là, on préférera toujours les contrebandiers, ceux qui passent clandestinement la charge de leur vision, et font l’air de rien tout ce que les provocateurs de salons tentent de faire l’air de tout.
LVT avait lui-même mis en scène son tempérament d’artiste dans un sketch pas drôle intitulé Five obstructions. Comme tous les provocateurs officiels et les adeptes du « cinéma coup de poing », des « films-chocs », il n’a pas grand-chose à dire, et ce qu’il dit il le dit mal. Car, si l’on regarde enfin le film, Antichrist, qu’y voit-on ? Une complainte de l’impuissance. Une habileté, certes, à faire des coups, du spectacle, du show, quelques images, mais aussi et surtout des entités vides, aussi vides, précisément, que la posture de Lars Von Trier. Antichrist raconte l’histoire d’un couple face à la mort de leur enfant, et à travers cela autre chose. Pour l’aider dans sa tâche, LVT s’est bien entouré, comme on peut le constater au générique où l’on trouve, surprise, un « conseiller en misogynie » ! Rien d’étonnant à cela, de la part d’un cinéaste qui a souvent fait des films pour assouvir son fantasme de voir des femmes martyres tenues en laisse (Breaking the waves, Dancer in the dark, Dogville…). Ici, on serait tenté de ne voir qu’un autre versant de cette peur panique de la gente féminine.
Qu’on en juge : Acte 1 – un couple fait l’amour dans la salle de bain tandis que dans sa chambre leur enfant tombe par la fenêtre. C’est le prologue, franchement rigolo, une sorte de pub pour un lave-linge qui aurait mal tourné, filmée au ralenti sur du Haendel à fond la caisse, avec un gros plan anatomique sur le coït, genre « j’ai pas peur de la censure ». A l’acte 1, donc, la concupiscence est punie ; c’est le côté petit curé de LVT, trait qu’il partage avec tous les pseudos rebelles de sa génération. Acte 2 – le temps du deuil. La femme est au plus mal, sombre dans la dépression et son mari, psychothérapeute de métier, et franchement insupportable avec ses exercices de respiration et son langage de coach, tente de la remettre sur pied. Durant cette partie, la plus longue, le problème d’Antichrist est simple : c’est du sous-Bergman emmerdant à mourir. Acte 3 – le couple se rend dans un chalet au milieu de la forêt et là des forces obscures se déchaînent. Des glands tombent sur le toit (chute de la virilité, lol), un renard se bouffe les tripes en déclarant d’une voix d’outre-tombe que « le chaos règne », et surtout madame inflige à monsieur et à elle-même divers sévices à la fois hardcore et clownesques, jusqu’à ce que monsieur reprenne les choses en main et, calmant définitivement la furie, rétablisse l’harmonie terrestre. Le tout en rappelant que depuis toujours, on a brûlé les sorcières.
Ok. Facile de voir en tout ça une écoeurante et grotesque bouffée de misogynie : ce procès lui a été et lui sera fait, et pourtant ce serait manquer la cible. Car ce que LVT met en scène n’appartient pas seulement à son réseau fantasmatique, mais – et là ça devient intéressant, pour de bon – à quelque chose d’universel. Epargnons-lui donc, au bénéfice du doute, ce procès en sorcellerie et disons plutôt qu’Antichrist est un film sur la peur ancestrale qu’ont les hommes d’être débordés par les jaillissements incontrôlables de la féminité : « la femme, ce continent noir… » – Freud en personne n’en menait pas large. Même s’il s’agit de cela – auquel cas, redisons-le, le film a un intérêt disons « thématique » – le problème reste inchangé. Impuissance disions-nous, déficit d’imaginaire aussi, quand il lui faut embrasser et figurer cette affaire-là. Quand, après 70 minutes chiantissimes, on entre dans le vif du sujet, LVT n’a rien d’autre à proposer que 1) des images presque fixes et 2) des saillies gore pour épater les mémés. Passons vite sur le 2, qui n’a aucun intérêt : LVT visite le gore comme il visiterait le porno, la science-fiction ou le mélo, à savoir comme un rayon supplémentaire dans le supermarché des genres et du « toujours bon à prendre ». Quant au 1, c’est plus intéressant : le film aligne en effet des visions qui tendent vers le gros plan (quand madame se coupe le clitoris, raccord dans l’axe pour immortaliser l’instant) et surtout vers la fixité. Les ralentis sont extrêmes, comme sur ces quelques plans – au demeurant très beaux graphiquement – où les personnages évoluent dans un décor artificiel de conte, et même quand la vitesse est normale, comme le plan où le couple fait l’amour au pied d’un arbre dégorgeant des cadavres, on voit bien que le plan est souverain, sans avant ni après, neutralisé et replié sur lui-même. L’expression de LVT l’amène au plus près de la photo (sauf un plan en mouvement, assez beau, où la fille sort du chalet), où plutôt du chromo, de l’illustration, de la plaquette de graphiste, et ne fait rien d’autre que neutraliser la sensation et l’imagination. C’est un figement qui trahit bien l’usure des transgresseurs de métier : illustrer, parce que sur le fond on n’a pas grand-chose à dire, et se recroqueviller sur des visions sans hier ni lendemain, qui ne raccordent avec rien, déposées dans le film, mortes. Le montage, pour LVT, est impossible. Pas de montage, donc pas de collure ni de mouvement, donc pas de temps ni d’histoire, mais du vide : le film tient entièrement dans le jeu de photos destiné à sa promo.
Quand on a l’ambition de traiter un sujet aussi vaste et que l’on propose tout au plus un psychodrame lourd et affecté couplé à quelques illustrations en PAO, quand on se rêve dionysiaque et que l’on n’est même pas apollonien, c’est bien que le problème se situe d’abord dans l’expression. LVT s’imagine donner le change avec du gore grand-guignol et une dédicace à Tarkovski (à cause de l’arbre ? wouah !), et c’est une manière d’occuper le terrain bien pauvre. Pauvre, et symptomatique de l’indigence d’un cinéaste à qui il manque, autant que des ambitions un peu moins basses, simplement de la suite dans les idées.