Qu’on se rassure, Roland Emmerich n’en a pas fini avec les catastrophes. Petite pause à prétention intello dans le parcours du cinéaste, Anonymous, traitant de Shakespeare, du théâtre et de l’Angleterre, précédera d’autres disaster movies américains, d’ors et déjà annoncés, genre dans lequel il s’illustre avec beaucoup plus de talent. Ses précédentes visions d’apocalypse pouvaient fasciner dans la mesure où son cinéma ne se mettait à pleinement fonctionner qu’au moment où tout, dans le cadre, s’effondrait. Dévaster son film par le fond de l’image, telle serait pour lui la seule façon de le réussir. Entre des pauses narratives où se redessinait d’un trait ferme la geste américaine, et où s’annonçait la promesse d’un retour à l’Age d’or (voir à quel point Take shelter, cette semaine, remonte à contre-courant l’eschatologie américaine), Emmerich parvenait à précipiter le spectateur dans de fugaces mais authentiques rêveries nihilistes. D’emblée, Anonymous pose une question aussi pittoresque qu’inquiétante : pour un cinéaste ne se révélant pleinement qu’au centre du siphon exterminateur, comment échafauder un film sans la moindre promesse de dégâts matériels, appelant au contraire la reconstitution méticuleuse, le suspens littéraire, le classicisme distingué ? Ses films non-cataclysmiques (Universal soldier, The Patriot, 10 000) avaient au moins l’instinct guerrier.
Solution possible pour Emmerich : raser Shakespeare, pour le rebâtir. La tâche est moins ardue qu’il n’y paraît, une zone d’ombre demeurant depuis longtemps sur l’identité véritable de ce William qui en réalité s’appellerait, selon les débateurs, Francis (Bacon), John (Webster), Jacques (Ier d’Angleterre), etc. Roland Emmerich a tranché : pour lui Shakespeare était Edward, Edward de Vere, Comte d’Oxford – ainsi que d’autres exégètes le pensent d’ailleurs. En prenant soin d’introduire et d’achever son récit par la scène d’un théâtre contemporain (sur laquelle le film est censé se dérouler, comme par métonymie), le cinéaste s’ouvre une voie fictionnelle, déroule ainsi sa « thèse edwardienne » comme il en aurait déroulé une autre, et peut se permettre de la considérer comme vérité acquise. Aucune enquête, aucun suspens sur l’identité de l’auteur anglais, pas même une usurpation : Edward de Vere lui-même demande à un autre auteur de se faire passer pour lui, car dans son rang, dans sa famille, on n’écrit pas – et si personne n’est au courant en général, tout le monde ou presque l’est en particulier. Or, et en cela Anonymous aurait pu se révéler assez intéressant, l’éclatement identitaire et créatif de Shakespeare se poursuit malgré tout à travers une succession d’avatars physiques (le personnage de Ben Johnson, que choisit d’abord Edward, puis l’acteur opportuniste qui finalement s’empare du rôle) ou temporels (la mémoire d’Edward s’étoile en différentes périodes, dédoublant ainsi de petits Shakespeare de dix ans, de dix-huit ans, de quarante ans). Par là même, le film tente de montrer de quelle façon la production shakespearienne investit des champs politiques, sociaux et historiques, ayant au bout du compte si peu à voir avec les questions identitaires.
Considérées cependant les capacités somme toute réduites d’Emmerich metteur en scène, cet éclatement se révèle bien vite trop ambitieux, et mène finalement Anonymous à sa perte. Avec ses sous-intrigues, ses figures multiples, ses sauts temporels (pour qui s’y perdrait, la couleur de barbe de David Thewlis est un bon repère), à l’arrivée le film ressemble à une interminable série télé, un Tudors pour multiplexe gonflé de vues d’ensemble somptueuses mais insipides, que l’on rêverait presque de voir balayées par un tsunami. La volonté de s’attirer un public différent, enseignants et groupes scolaires, transpire à chaque plan – volonté d’autant plus agaçante que cette fois, c’est en voulant « bien faire » (c’est-à-dire « faire classique ») qu’Emmerich fait mal. Edward d’Oxford écrit, on le voit car ses doigts sont toujours noirs d’encre, comme ceux des autres dramaturges qui défilent à l’écran. Mais si les raisons d’écrire sont évoquées, jamais la production, en tant que telle, n’est réellement mise en scène. Dans les allures de grosse machine que le film se donne, l’encre a l’air de cambouis, les dramaturges de mécanos.
Il reste une chose, peut-être discrète, mais qu’il convient de relever : outre la démolition totale, Emmerich possède un certain talent pour mettre en scène la séduction amoureuse. Chez lui, le corps qui désire est un corps qui fond. Amante d’Edward, la Reine Elisabeth, d’abord en colère, fond littéralement, se dissout vers le bas du cadre lorsqu’il lui chuchote une tirade de Roméo et Juliette. Dans Universal soldier, Van Damme se déshabille devant la femme qui l’accompagne, parce que son corps zombifié par l’armée ne supporte pas la chaleur. Dans Le Jour d’après, Emmy Rossum réchauffe Jake Gyllenhal dans le froid polaire, par la seule chaleur de son corps. Les histoires de température, de montées des eaux sont un créneau que le cinéaste domine. L’Apocalypse, plus une amourette : c’est tout ce qu’on demande à Roland Emmerich.