« Encore tout enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu’il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ». Il y a un peu de la fascination rimbaldienne pour le forçat dans le regard de Ron Decker, jeune détenu, sur Earl Copen, prisonnier de profession, personnage charismatique connu de tous dans l’enceinte de Saint-Quentin. Héros fragile et plein de grâce, Decker -Edward Furlong, le bouleversant petit frère de Tim Roth dans Little Odessa– met finalement peu de temps à s’accommoder au lieu clos qui lui ouvre ses portes. Une fois passé l’effroi ressenti envers un monde inconnu dont il connaît, par rumeur, les violences et les sauvageries -la scène d’arrivée en bus au milieu de la meute carcérale-, il comprend que le mieux est encore de se mettre à l’écoute, d’observer et de se faire discret, non pas pour obtenir une dérisoire bonne conduite, mais pour ne rien manquer du spectacle. Survivre dans ce lieu infernal, ce sera d’abord pour lui en comprendre la mise en scène, le rituel ; mais dans cette tâche difficile que connaissent sans doute beaucoup de ceux qui ont vécu l’expérience de l’incarcération, il sera aidé par Earl Copen, d’abord protecteur ambigu -devenir la « femme » d’un détenu est la crainte du nouvel arrivant- puis peu à peu père bienveillant, chef d’orchestre de ce théâtre brutal.
Ce qui a intéressé Steve Buscemi dans la chronique judiciaire d’Edward Bunker*, c’est la double possibilité que lui était offerte de montrer la prison sous son jour le plus réaliste -et donc le plus noir- mais en même temps de prendre une certaine distance à l’égard de ce réalisme pour offrir une vision presque paradoxale du lieu à travers le regard d’un homme qui y entre et n’y reste que provisoirement. Certes, Buscemi ne propose aucunement une vision idéaliste du monde carcéral. Au contraire, les séquences qui montrent la prison sous son angle documentaire, notamment la dureté des conflits entre les détenus, sont saisissantes. Mais l’intérêt du film tient beaucoup à la relation de plus en plus affective qui se développe entre le jeune personnage principal et son mentor ; parce que c’est cette relation qui engage le regard neuf sur le lieu, sujet du film. Peu à peu, la prison perd presque son statut d’espace de privation de libertés pour devenir un espace de sociabilités qui attire Ron, dans lequel ce sont les liens d’amitié et la mémoire commune qui fondent l’identité du lieu. Or, c’est à l’intérieur de cette identité « large » que Ron va trouver une place.
* Animal Factory est l’adaptation du roman éponyme d’Edward Bunker.