Andalucia, le deuxième long métrage d’Alain Gomis après L’Afrance, est un objet insolite et fuyant qui se cale d’un bout à l’autre sur la vitesse et les déplacements de son personnage, Yacine, remarquablement incarné par Samir Guesmi. Difficile, d’emblée, de savoir où il nous emmène, surtout après un générique de début qui a fait défiler derviches tourneurs, foule d’une procession catholique espagnole, dribbles de Pelé. Vers Pelé, vers la procession, on reviendra à la fin, ce sera l’apothéose. Mais elle arrivera seulement après un long séjour dans l’imaginaire de Yacine, un type qui se revendique sans attaches, vit dans une caravane, tantôt s’occupe de gosses, tantôt trimballe des touristes japonais en leur faisant chanter des chansons cochonnes, tantôt distribue la soupe populaire. Pas d’attaches, c’est-à-dire pas de travail fixe, pas de couple, une maison sur roulettes. Libre ? Ce n’est pas si simple. Il y a un prix à payer. Quand Yacine revient dans la cité où il a grandi, on ne le reconnaît plus. Voir son père, ancien musulman converti au catholicisme, serrer contre son cœur une photo de Jean-Paul II, c’est encore un déchirement. Entre son désir, fougueux, éclaté, enfantin, et les choses telles qu’elles se présentent, il y a un écart qui ne se comble pas, de même que Yacine est suspendu dans une espèce d’impuissance qui le retient de tout, de la transgression et de l’intégration des normes.
Entre tout cela, il faudrait dribbler comme Pelé, s’élever léger léger. Pas simple. Cette liberté-là, c’est celle du film, collage vif et bondissant de séquences qui s’enchaînent en autant de surprises. Un souffle traverse Andalucia, une vitalité qui se fait rare dans le cinéma français. C’est un film dribbleur, où chaque scène est un crochet, chaque séquence un passement de jambe. Tandis que s’accumulent des scènes décalées, on craint souvent que le film s’abandonne à l’écueil de la « poésie ». Cela arrive, parfois (le défilé des petits anges dans la rue, par exemple), mais le plus souvent, Andalucia s’en tient fermement à l’évocation plus rugueuse des visions de son personnage. Il y a un plaisir évident du montage ici, quelque chose d’immédiatement jubilatoire, et c’est d’autant plus précieux que le film n’a rien d’une comédie tant qu’il raconte l’histoire d’un personnage qui semble être aérien alors que tout lui pèse. L’étrangeté quasi fantastique de certaines séquences, la libre association qui assure le maintien de toutes les parties du film en une espèce de corps vivant qui forme la rêverie de Yacine, l’absence totale de précaution rhétorique qui en caractérise l’écoulement : tout cela tient le film debout, lui qui n’a pas de compte à rendre, film solitaire et souverain, beau prince.