Ils devraient créer une AOC Sundance. Un ensemble de règles cinématographiques qu’il faudrait peu ou prou respecter pour obtenir le label « Cinéma indépendant américain ». Sûr qu’Âmes en stock aurait son tampon. Granulosité élevée, climat neurasthénique, pitch vésanique, flopée de flou, métaphysique grisouille… Il y a même Paul Giamatti qui joue Paul Giamatti. Grand millésime donc. Empêtré dans ses traumas, victime de son âme devenue par trop encombrante, l’acteur peine sur scène au point de déprimer. Au détour d’un article, il apprend qu’une société s’est spécialisée dans l’assainissement des âmes. Il sortira de chez ces lobotomiseurs l’esprit léger et l’âme dans une éprouvette ; mais littéralement vide de lui-même. Ames en stock c’est du cinéma d’intentions. D’actes manqués. On sent bien que la réalisatrice veut faire sens, que le moindre plan est ici pensé, réfléchi, élaboré en laboratoire pour donner à voir mystère et loufoquerie. Mais justement : à force de ne passer que par le cerveau, son film qui se voudrait givré ne réussit qu’à être glacial.
Quand Woody Allen n’avait besoin que d’une belle idée de mise en scène pour incarner le trouble existentiel d’un acteur (Robin Williams flouté dans Harry dans tous ses états), Sophie Barthes prend la pose et se maintient à distance de tout, non par pudeur, mais par peur de se frotter à l’évidence de l’émotion. S’il faut se méfier des autoroutes balisés de ces scripts-concepts, l’abus de déviations nous semble tout aussi nuisible (dans le genre pitch improbable, Ricky Gervais vient d’ailleurs de démontrer avec The Invention of lying que les chemins de traverse n’étaient pas nécessairement tordus). Il y a par exemple dans Ames en stock ce personnage potentiellement bouleversant de passeur d’âmes clandestin. Cette jeune femme qui, à force de transporter des consciences, se voit envahie par leurs résidus. De cette figure-réceptacle, Sophie Barthes ne fera rien, tout juste un effet de dédoublement d’images et quelques regards perdus, alors qu’y dormait l’horizon vertigineux du film. Horizon qui se voit dévolu au héros. Soit. Hélas, le climax se contente d’explorer les tréfonds de son âme et, pire, n’y découvre que des visions blafardes dignes d’un Tarsem Singh sous tranxène. On est loin de la course-poursuite traumatique du finale de Dans la peau de John Malkovich…
La comparaison n’est pas fortuite. Comme le film-cerveau de Spike Jonze, Ames en stock est un truc de matheux, une mise en abyme qui se regarde en-dedans. Et comme dans le film de Spike Jonze, l’abattage de l’acteur principal s’avère crucial. Déroulant d’abord son sempiternel rictus de dépressif chronique, Paul Giamatti s’essaie ensuite à la moue hilarante du comédien lobotomisé, pour emprunter finalement l’âme -et donc l’ultra-émotivité- d’un obscur poète russe. Saluons la performance. Mais si Dans la peau de John Malkovich manquait lui aussi d’émotion (Spike Jonze oblige), sacrifiant tout au concept ronge-méninge pondu par Charlie Kaufman, au moins touchait-il à un véritable vertige existentiel. Ici ? Rien. En fait de trouble, Ames en stock ne dégage qu’un triste prosaïsme. Quelque chose de kafkaïen semble ramper, certes, mais comme délesté de toute sinistrose, vidé de toute dépression. N’en reste que l’emballage anodin, que cette couleur qui serait, à en croire le film, celle de la plupart des âmes : gris. Plonger dans des abîmes existentiels et n’en remonter aucune émotion ni vertige : suprême paradoxe d’une oeuvre focalisée sur les âmes mais qui n’en a aucune en stock.