Connus pour quelques courts métrages, Hélène Cattet et Bruno Forzani viennent sans doute de réaliser le long métrage le plus déroutant vu depuis The Box de Richard Kelly. C’est peu dire que dans le landernau du cinéma français, Amer fait figure d’objet improbable, bien loin des filiations naturalistes et des généalogies franco-françaises qui dominent sous nos latitudes quand il s’agit de réaliser un « premier film ». Et pour cause : les deux réalisateurs travaillent un matériau d’origine qui appartient moins à la mémoire nationale qu’à celle de la cinéphilie : le giallo italien, dont on identifie immédiatement les effets de style et les codes. Impossible de ne pas reconnaître les influences de maîtres comme Mario Bava ou Dario Argento (pour ne citer qu’eux). Mais loin de constituer un hommage scolaire pétri d’admiration au genre, Amer propose une voie risquée, sans toujours convaincre d’ailleurs : celle d’une expérimentation formelle (plus que narrative) sur un genre déjà très formaliste ; moins une relecture du genre (les archétypes sont là, immuables) qu’une façon de triturer les images du genre en les soumettant à un montage épileptique, dans un double mouvement de reconstruction et de destruction. Découpé en trois segments, le film saisit (plus qu’il ne raconte) trois moments importants de la vie psychique et sexuelle d’une femme (de l’enfance à l’âge adulte en passant par l’adolescence) et des sensations éprouvées face au désir et à la frustration, l’héroïne butant sans cesse sur une image du désir qui ne s’actualise jamais vraiment dans le réel. Difficile de ne pas y voir une parabole de ce qui taraude les cinéastes eux-mêmes : une difficulté à passer de l’autre côté du miroir, de toute façon brisé et éparpillé en d’innombrables morceaux, à éprouver et sentir la puissance d’un lieu, d’un visage, d’un geste, en soi, sans être préalablement passé à travers le prisme des images et de la mémoire des films aimés. Le couteau luisant qui, dans les giallos, déchire violemment les chairs, ne s’attaque ici plus aux corps mais aux images. Dans Amer, la victime, belle, érotisée, ce n’est plus une jeune femme apeurée mais la matière filmique elle-même.
Il y quelques chose d’autophage dans cette façon de lacérer ses souvenirs cinéphiles, de n’en garder que les éclats tranchants et de les faire s’entredévorer. Le film tout entier semble mu par une inquiétante pulsion cannibale, chaque image luttant contre les autres pour s’imposer à l’écran. Pas un hasard si chaque plan est doté de sa propre structure sonore, comme si chaque partie affirmait son autonomie sur l’ensemble, à mille lieues du tracé homogène que le son dessine généralement dans un film pour faire tenir plusieurs images dans un même espace. Le point de vue toujours mouvant des cinéastes, se déplaçant sans cesse dans le bruit et la lumière, finit par former au contraire une composition d’électrochocs et de saccades sonores ininterrompues. Amer dilate à l’extrême les sensations de son héroïne et n’en saisit que la dimension paroxystique, excluant les soubassements, les instants de creux (même l’attente, l’ennui y sont conçus comme des moments de haute intensité), si bien que, loin de générer des cassures de rythme dans le mouvement des choses, les événements semblent stagner dans un éternel présent que chaque fragment répète à l’infini. On avance sans avancer en quelque sorte, tel un corps engagé dans le sens contraire d’un tapis roulant. A plusieurs reprises, la dramaturgie des événements s’enroule ainsi sur elle-même, générant une boucle étrange qui, dans ce qu’elle a de meilleur, est comme un lointain écho de certaines oeuvres expérimentales, s’inscrivant dans le cousinage du Outer space de Peter Tscherkassky (pour le paroxysme) ou des chewing-gums sonores et visuels de Martin Arnold (pour la dilatation).
C’est à la fois fascinant et épuisant sur la durée standard d’un long-métrage (1h30). Le film a beau être découpé en trois chapitres, constitués eux aussi en cellules autonomes (aucune réelle avancée là non plus dans cette butée du désir à laquelle l’héroïne est confrontée aux trois âges de sa vie), le dispositif de Hélène Cattet et Bruno Forzani n’en reste pas moins immuable d’un bout à l’autre, si bien que cette accumulation d’attaques (comme on parle de l’attaque d’un morceau en musique) finit parfois par être lassante, rien d’autre que la forme n’étant en jeu ici. Amer ne repose en effet pas réellement sur des personnages, ni même sur des affects singuliers, plutôt sur des figures, des silhouettes qui, au même titre que tous les éléments plastiques, sont de pures images, de strictes réminiscences cinéphiles. D’où le paradoxe d’un film qui étonne, provoque, agace, renverse sans jamais vraiment procurer d’émotion esthétique. In fine, ce qui manque peut-être à ce film surprenant tient moins à son scénario décharné ou à ses figurines articulées (choses qui n’empêchent jamais le cinéma de s’épanouir), qu’à un retrait des auteurs en tant qu’êtres, avec tout ce que cela suppose d’affects dissimulés dans la trame des images. Car ce staccato cinématographique se fait toujours au risque de masquer la part inconsciente du récit, de n’en garder que la surface, virtuose, suffisamment délirante pour intriguer, mais mate et sans mystère. Comme si la dimension pulsionnelle du giallo, profondément obscure, dérangeante, perdait son caractère licencieux pour pencher du côté de la pure icône théorique – heureusement lacérée de part en part, malmenée, ce qui empêche le film de basculer complètement dans ce travers-là. Ces réserves n’empêchent bien sûr pas Amer d’être l’un des films les plus excitants de ce morne début d’année. Même s’ils ne révèlent aucun secret quand on y replonge en pensée, ses éclats restent longtemps en mémoire. Hélène Cattet et Bruno Forzani sont à l’évidence plus que de simples imagiers. Parions qu’on entendra très vite reparler d’eux.