Depuis la Palme d’or de Secrets et mensonges, Mike Leigh semblait en perte de vitesse, sinon d’imagination : Topsy-Turvy son dernier film en date, chronique de l’opérette londonienne à la fin du XIXe siècle, se complaisait dans un kitsch décadent masquant le manque de fond, voire de sujet. All or nothing prend le contre-pied de ce dernier échec. Renouant avec son impitoyable réalisme, Mike Leigh jette son dévolu sur quelques habitants d’une cité de la banlieue londonienne, et exhibe jusqu’à l’exaspération tous les ferments de décomposition sociale de son pays.
C’est autour de la famille de Phil, modeste chauffeur de taxi, que se noue l’histoire. Sa femme Penny, caissière de supermarché, est lasse de leur situation financière désastreuse, et de la passivité de son mari qui ne fait rien pour que les choses s’améliorent. Ils ont deux enfants obèses, une jeune femme douce et réservée, un fils colérique et bagarreur. Mike Leigh promène aussi sa caméra chez leurs voisins et collègues : Maureen, aux prises avec sa fille maquée avec une racaille schizophrène, Samantha, intelligente allumeuse, fille d’un couple de poivrots irresponsables… On se demande pendant toute la première partie du film où Mike Leigh cherche à emmener tous ses personnages, dans quel but il les a réunis sinon pour pontifier sur le malheur humain. On croit un moment à un portrait en coupe des marges de la société londonienne, une sorte de Short cuts du East End. Mais All or nothing ne parvient pas à devenir un véritable film choral (sans doute la structure originelle d’un scénario un peu flottant), et l’on a parfois l’impression de se retrouver devant les chutes de ce film auquel le cinéaste n’a pas su totalement renoncer. D’où les nombreux « à côtés » de l’intrigue, les parenthèses d’un récit assez inégal.
On peut aussi reprocher à Mike Leigh un misérabilisme qui, en ces temps d’ascèse esthétique et émotionnelle, n’est pas sans audace. Mais c’est surtout dans le dernier tiers du film, au moment où il parvient à resserrer sa vision, et cesse de survoler ses personnages pour atteindre le coeur de leur névrose que Mike Leigh se montre un très grand cinéaste. Après l’accident cardiaque de leur fils Rory, Phil constate que l’amour de sa femme s’est tari, mais le couple se resserre malgré tout, poussé par la peur et l’espoir. Une longue explication, incroyablement douloureuse mais juste, apporte une rare intensité à cette fin de film. On ne ressort pas indemne d’une oeuvre qui malmène ainsi son spectateur, l’invite avec arrogance à connaître ses propres abîmes et s’achève de manière ambiguë, à la fois rassurante et désespérée.