Dans Aimer, Boire et Chanter, on quitte une ferme en carton pâte par un travelling dans le Yorkshire, comme on accède à une terrasse de studio à l’aide d’une vignette de bande-dessinée. Pourtant, au sein de cette scénographie capricieuse et protéiforme, impossible de distinguer ce George dont tout le monde parle. Si tout le monde en parle, c’est parce que la maladie vient de s’abattre sur lui comme un coup de tonnerre. Le film commence et George en a pour six mois, ce qui est peu mais reste assez, en vérité, pour aimanter la femme de l’un, puis de l’autre, puis son ex, au risque de faire voler chaque foyer en éclat. Pas de doute : en adaptant de nouveau, après Smoking/No smoking et Coeurs, une pièce de son dramaturge fétiche Alan Ayckbourn, Resnais continue de se servir du théâtre comme rampe de lancement vers le cinéma expérimental — et du mélo, comme porte ouverte sur la tragédie.
Ainsi, après avoir sondé les plaies les plus vives du siècle (les camps, Hiroshima, la guerre), le phoenix de la modernité s’en sera tenu quasi-exclusivement au mélo, genre en apparence éculé, ingrat, presque machinal. Un motif qu’il a travaillé en étuve et comprimé par tous les bords, multipliant sur lui les opérations de décoction. Débarrassant ses récits du moindre reliquat naturaliste, l’alchimiste en extrayait chaque fois le principe actif, si bien que sous les planches poussiéreuses du théâtre, on sentait sans cesse l’agitation frénétique du laboratoire. Un laboratoire farfelu et instable, baigné dans la vapeur et ponctué par les détonations, méli-mélo de bocaux colorés au milieu desquels l’humain, réduit à un composant chimique, déambule en chose absurde et déraisonnable qui, parce qu’elle met du temps à mourir, se hasarde à aimer.
Mais de Nuit et brouillard à Providence, où un vieux fou aux portes de la mort redistribuait aléatoirement les cartes de son existence, d’Hiroshima mon amour à ce nouveau vaudeville maboul, où un cancéreux invisible vient éprouver la solidité trois couples, une même rengaine demeure : la mort ne sert qu’à remuer le vivant. Disparues ou absentes, les personnes ne s’effacent pas, elles survivent à travers leur histoire. Pareilles à des fantômes, elles hantent la mémoire des vivants, engourdissent leurs jours, rongent leurs rêves comme des mites. Chez Resnais, l’existence représente cet effort perpétuel consistant à accueillir des souvenirs qui s’accumulent, s’empilent, s’entortillent, circulent à travers les corps et les lieux.
Le mélo y est un genre proche du fantastique, un labyrinthe spatio-temporel où s’amalgament le vécu et le fantasme, le désir de l’autre et le rêve de soi, un genre où tous — époux, amants, amis — se côtoient comme des somnambules, presque des zombies. Depuis Coeurs et sa collaboration avec Éric Gautier (ici absent, mais dont l’empreinte semble encore vive), on n’a jamais dit à quel point les images de Resnais — ces images à la lumière chaude et spectrale, comme tirée d’un puits de coton — donnent aux films l’air de se dérouler au sein d’une sorte de purgatoire chatoyant. Avec ses studios hauts de plafond, ses lambeaux de toiles peintes, ses couleurs criardes et ses accessoires en toc, Aimer, Boire et Chanter ressemble à un vaudeville tourné par la Hammer.
Une chose émeut particulièrement chez Resnais : cette capacité presque surhumaine à culminer au firmament de la bizarrerie, tout en mettant chaque fois tout le monde d’accord. Ici, sans le moindre souci de vraisemblance, le théâtre empiète sur le cinéma, les Anglais parlent français, les âges se confondent (après avoir été le frère d’Isabelle Carré, André Dussolier devient l’amant de Sandrine Kimberlain) au point qu’une adolescente finira par tomber amoureuse d’un mort. Cinéaste biologiste, prodige des greffes improbables et des expérimentations narratives loufoques, Resnais maintient son récit à cheval entre toutes les frontières formelles, teste leurs résistances, soumet leur élasticité aux caprices du texte et du rythme, qu’il souhaite toujours aussi heurté, imprévisible, emporté, presque déréglé. Lors d’une soirée d’anniversaire complètement loufoque, le film fait ainsi rebondir un quiproquo d’un couple à un autre à la façon d’une balle sauteuse, retrouvant par l’abstraction la belle hystérie centrifuge de La Règle du jeu, autre film de spectres en panique.
Mais au-delà de cette croyance folle dans les pouvoirs alchimiques de la fiction, au-delà de la maîtrise et du dosage toujours impeccable du moindre de ses éléments, Aimer, Boire et Chanter hypnotise par l’oscillation qu’il ne cesse d’opérer entre gravité et légèreté, cruauté et dérision, compression et libération, comme deux ventricules battant la mesure d’un même coeur. Chez Resnais, si l’amour est une malédiction, il est surtout un sacerdoce : ce sont des ailes qui se sont transformées en fardeau, mais aussi des béquilles sans lesquelles on ne peut plus avancer. Le couple, le foyer, le mariage s’apparentent à une prison où s’enferment et s’entraident des solitudes encombrées, une toile invisible aux mailles desquelles s’étranglent des individus. Et cependant, quelque chose résiste, quelque chose de dur et d’aveugle s’est cristallisé au-dessus des têtes, de sorte qu’en temps de pluie, les coeurs ne peuvent s’empêcher de s’y réfugier, comme des escargots dans leur coquille.
Si l’amour persiste, il dure rarement, faute de s’adapter, faute de réussir complètement sa mutation vers la conjugalité, cette expérimentation in vivo du sentiment. Parce qu’à l’instar de toute réalité biologique, l’amour pourrit, se désagrège. Ne reste alors plus que les amants, hommes et femmes en sursis, héros captifs d’une horloge détraquée : « Cette pitrerie, ce mélo absurde, c’est la vie », disait Mathieu Amalric dans Vous n’avez encore rien vu. Car la mort a toujours raison, sauf des vivants. Et ici, c’est bien la mort qui s’en va. Et ce sont bien les morts (George, mais aussi, et, disons-le, de façon quasi-surnaturelle : Resnais) qui dans la séquence finale terminent dans une boîte, abandonnant les vivants, laissant les couples entre eux, réunis, hagards, toujours écartelés mais enfin honnêtes, bientôt apaisés, peut-être même heureux. « Bon courage » semble nous dire les morts, un mystérieux sourire au coin des lèvres.