On a assez envie de comparer Adolpho Arrietta à un ange. Celui qui a réalisé le magnifique Flammes et quelques-uns des films underground les plus fous du siècle dernier, a l’apparence sereine d’un vieil homme élégant, le regard espiègle d’un visage d’enfant, la voix d’une extrême douceur. Après notre rencontre, nous sommes allés voir le projectionniste du MK2 Beaubourg. Le cinéaste voulait lui demander de couper Flammes sur l’image de fumée du dernier plan, avant le générique qui ne plaît pas à Arrietta. L’adorable projectionniste expliqua qu’on ne pouvait le faire qu’occasionnellement car les débuts et fins de film étaient aujourd’hui informatisés. « A moins, ajouta le projectionniste avec malice, de placer quelqu’un, à chaque séance du film, dans la cabine de projection ! ». Le plus sérieusement du monde, Arrietta se proposa d’être cette personne qui ferait « clac » à la fin de chaque séance de Flammes. Le projectionniste n’en revenait pas. Il avait en face de lui un artiste. Ce n’est pas tous les jours.
Chronic’art :Flammes correspond à un moment particulier de votre travail à la fin des années 1970. C’est presque un film classique dans la forme, il y a un scénario, il est produit par l’INA. Comment est né le film ?
Adolpho Arrietta : A cette époque, l’INA produisait beaucoup de films et j’avais des amis qui y travaillaient. J’avais écrit un scénario assez précis et Benoît Jacquot l’a fait lire autour de lui. L’INA a beaucoup aimé et accepté de produire le film à partir du scénario.
C’est une exception dans votre œuvre. Presque tous vos films ont été faits sans scénario… Comment avez-vous écrit celui de Flammes ?
J’étais très inspiré. Je ne pouvais plus m’arrêter. Ca m’arrive très rarement. Marguerite Duras était très étonnée quand elle me voyait tourner Le Château de Pointilly. Elle me disait : « C’est incroyable à quel point tu n’écris pas ! »
Le Château de Pointilly est le point de départ deFlammes ? Que racontait Pointilly ?
Il y a avait un père et une petite fille ; elle grandit et devient une jeune femme qui nous raconte la relation étrange avec son père. C’était inspiré d’Eugénie de Franval de Sade. Dionys Mascolo jouait déjà le père et c’est François Lebrun – deux ans avant La Maman et la Putain – qui jouait la fille. J’avais envie de continuer Pointilly, de reprendre la figure Père-Fille, en ajoutant un troisième personnage : la préceptrice. Le scénario de Flammes est venu de ce trio.
Comment le personnage du pompier s’est-il imposé ?
Je ne sais pas.J’ai eu l’image du pompier qui a tout bouleversé. C’est très mystérieux. Bien sûr, c’est une figure très érotique, mais je n’y avais jamais pensé auparavant. C’était vraiment une apparition. C’était très fort. Peut-être un souvenir de cinéma. Vers 7-8 ans, j’avais vu un film qui m’avait beaucoup marqué, It Had To Be You (L’Homme de mes rêves, 1947). C’est un film de Don Hartman, très étrange, très mystérieux. C’est l’histoire d’une fille qui dit toujours non au moment de se marier. Devant le curé qui lui demande, elle dit : « Non ». Je l’ai revu il y a deux ans et j’ai compris que c’était l’origine de Flammes… A la fin, la fille découvre qu’elle est amoureuse d’un pompier. Le pompier entre dans l’église, la prend et part avec elle.
Enfant, vous alliez au cinéma ?
Je voyais des films tout le temps. J’allais tout le temps au cinéma. Je voyais tout… Le Magicien d’Oz, j’ai dû le voir des dizaines de fois…les films de Disney, Peter Pan…
Quelle relation aviez-vous avec tous ces films ?
C’était comme un hypnotisme. J’étais fasciné, complètement ébloui. Je voyais aussi des films pour adultes. On me mettait au fond de la salle et moi, je regardais.
Quels films vous ont donné envie d’en faire ?
Adolescent, j’ai un peu arrêté d’aller au cinéma pour me consacrer à la peinture qui est ma passion d’enfance. Puis, j’y suis retourné, mais ma relation aux films avait changé. C’est Zéro de conduite de Jean Vigo qui a bouleversé ma façon de voir. Vigo m’a appris le montage comme collage des images et les sons. Tout vient de là pour moi. Après, il y a Cocteau bien sûr, Le Sang d’un poète et Orphée… Grâce à eux, j’ai compris qu’un film pouvait être quelque chose de très fort, très intime…
Comment vous choisissez vos acteurs ?
C’est quelque chose de secret, de très intuitif…
Dionys Mascolo est extraordinaire dans le film…
Il aimait beaucoup jouer. Dionys était complètement un acteur. Il avait une façon de jouer très théâtrale, dans la tradition des grands acteurs de théâtre comme Pierre Fresnay, Jean-Louis Barrault ou Alain Cuny. Il lisait de manière sublime. Quand il récitait des poèmes, c’était une merveille. Il était très content de jouer le rôle du père dans Pointilly et il a accepté tout de suite de le reprendre dans Flammes. Pendant le tournage, on ne disait rien. Je ne lui ai jamais dit un mot ou donné une indication. Ca se passait sous nos yeux… naturellement.
Caroline Loeb…
C’était une évidence de la choisir pour Barbara. Dès que je l’ai rencontré, je savais que ce serait elle. Elle le savait aussi. C’était quelque chose entre nous.
Vous ne leur parlez pas de leur rôle ?
Absolument pas. Du moment où je les choisis, du moment où on est ensemble, il y a une espèce de télépathie. On ne parle pas de psychologie ou de personnages… Pour Flammes, tout était très clair dans le scénario, les caractères, les situations… Sur le tournage, le travail est plastique. On réfléchit aux attitudes, aux postures, à la manière de se déplacer. On se demande comment rythmer la phrase, quel silence laisser entre les mots. C’est un travail d’ordre plastique, pas du tout psychologique.
Votre travail de cinéaste repose essentiellement sur un refus du système classique ; chaque projet induit sa méthode de tournage, il n’y a pas de règle professionnelle, vos acteurs sont des amis ou des connaissances, la vie et la fabrication du film se mêlent souvent. Pour Flammes, vous avez vécu dans la maison avec votre équipe pendant un mois…Vous avez déjà travaillé hors de ce système underground ?
Une fois, j’ai fait un film en Espagne, Merlin, d’après une pièce de Cocteau (Les Chevaliers de la Table ronde) avec une méthode plus classique, où j’étais plus distant avec les acteurs. Je connaissais très bien deux acteurs dont Xavier Grandes, le pompier de Flammes, qui est dans presque tous mes films depuis le début, mais j’avais rencontré les autres la veille du tournage. Je n’ai pas réussi à travailler. J’étais très angoissé, je devais faire le film avec l’argent du ministère et, peu à peu, tout est devenu hostile et très compliqué…
Vous ne pouvez pas travailler avec des acteurs professionnels ?
Je ne vois pas de différences entre professionnels et non professionnels. J’ai besoin d’une relation forte avec eux et souvent le système empêche ça ; mais j’ai déjà travaillé avec des professionnels comme Philippe Bruneaux, Howard Vernon…
Ou Jean Marais. Comment l’avez-vous convaincu de jouer dans une œuvre aussi folle que Le Jouet criminel…
Jean Marais était l’ami d’un de mes amis espagnols à Paris. Il lui a parlé de mon intention de faire un film avec lui. Un film underground, totalement hors-système. Nous nous sommes rencontrés et il a été très heureux de cette proposition.
Vous lui avez donné un scénario, un script ?
Rien du tout. On n’avait pas la moindre idée de ce qu’on allait faire. Aucune idée. On a commencé à tourner dans un parc autour de chez lui. Et soudain, il s’est passé quelque chose de mystérieux. On était en train de tourner et on a trouvé par terre deux gants en caoutchouc, comme les gants de la Mort dans Orphée. On était tous les deux stupéfaits. C’était comme si on retrouvait dans une deuxième version d’Orphée.
Marguerite Duras aimait beaucoup Le jouet criminel…
J’ai rencontré Marguerite au festival de Pesaro où elle présentait Détruite dit-elle. Elle m’a parlé du Jouet criminel. Elle disait : « C’est beau, c’est beau ».
C’est le plus beau portrait de Jean Marais au cinéma…
Le film est comme un rêve. Lotte Eisner m’avait dit que le film était fait avec la matière des rêves.
Tous vos films sont faits de cette matière-là, non ?
Oui. Je ne sais pas faire autrement. A mes débuts, je commençais souvent un film sans savoir ce que je faisais, dans une sorte de transe. Je filmais et je travaillais ensuite au montage ce que j’avais tourné. Avec Flammes, c’est différent, j’essaie d’être plus conscient. Le scénario sert à cela.
En dépit de cette méthode plus « consciente », Flammes conserve son étrangeté fondamentale qui repose sur un mélange entre la réalité matérielle et sociale (la maison, les pompiers, les amis de la famille) et une dimension invisible qui s’empare de tout… Comme chez Cocteau… Selon vous, qu’est-ce qui explique cette alchimie ?
Je ne sais pas. Je crois que l’essentiel pour moi, c’est l’acte de filmer. Vacances permanentes, mon dernier film, raconté à la première personne, m’a ramené à la méthode de mes débuts : il y a l’acte de filmer, puis l’acte de manipuler la matière…
L’acte de filmer passe beaucoup par le cadrage. Ce qui frappe beaucoup dans Flammes, c’est l’extrême précision du cadre avec une visée très plastique… Cela vient de la peinture ?
Bien sûr. Pour moi, un plan est comme un tableau…
Pourtant, vous ne tombez jamais dans la belle image qui serait comme le contraire esthétique de votre travail. La beauté formelle ne tombe jamais dans le formalisme qui va frapper le cinéma français des années 1980, quelques années après Flammes…
Je hais la belle image et l’esthétisme. Ce qui vient de la peinture, c’est la mise en scène du plan en fonction de la situation, pas la recherche de la belle image. Filmer, c’est une religion. Sinon, c’est rien.
La proximité avec la matière filmée est importante pour vous ? Vous retravaillez et retouchez parfois vos films. Comme un artisan. C’est le cas pour Flammes.
On considère qu’un film est dans sa forme achevée quand l’industrie le sort. Je trouve ce postulat faux et absurde. Ce n’est pas à l’industrie de décider. J’ai retravaillé le son de Flammes car le 16 mm gardait trop de souffle. J’ai coupé quelques dialogues répétitifs. J’ai raccourci Le Jouet criminel. J’ai retiré quelques mots trop explicatifs de mon premier film, le Crime de la Toupie.
Où en est votre désir de cinéma aujourd’hui ? Quelle relation entretenez-vous avec le numérique, les nouvelles pratiques liées aux mini-caméras, le montage à domicile, voire même la distribution possible des films sur Internet…
Le cinéma évolue avec les techniques. Il y a trente ans, Jean-Pierre Gorin avait prophétisé la caméra-stylo qui domine aujourd’hui. Il l’a d’ailleurs toujours pratiqué, anticipant ce qui se fait maintenant. Aujourd’hui, j’ai envie de faire un film en trois dimensions sans lunettes. Je suis curieux de voir quel nouveau rapport à l’image cela va créer. Je lis beaucoup de contes, ceux des frères Grimm, ceux de Perrault. J’ai envie de faire un conte de fée.
De quoi avez-vous besoin pour faire un film ?
Une envie. Une envie inévitable. Dans Flammes, la jeune femme dit au père : « Tu m’as toujours enseigné l’idée selon laquelle il ne faut rien faire dans la vie, à part ce qui est inévitable ». Il faut faire un film quand c’est inévitable.
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