A la confrontation des temporalités (Brigands, chapitre VII), Otar Iosseliani fait succéder celle des classes avec Adieu, plancher des vaches !. Dans un incessant va-et-vient entre châtelains, prolétaires et mendiants, le cinéaste géorgien s’intéresse davantage aux irrésolus : le « fauché » se déguisant en « riche » pour mieux séduire les filles, le jeune bourgeois s’essayant aux petits boulots et aux quatre cents coups, son père à l’âme d’éternel vagabond (Iosseliani lui-même). Pas d’histoire fondatrice mais une série de situations au sein desquelles les êtres se croisent, se heurtent ou se séduisent avec une nonchalance toute particulière. Entre Montorgueil et la rue de Charonne, Paris semble retrouver un goût de la flânerie que l’on croyait à jamais perdu, figé dans l’imagerie sixties de St-Germain-des-Prés : terrasses de cafés ensoleillées, jeunes filles en fleur et en petites jupes, figures funambules et aériennes, musiciens en pagaille… Tous semblent comblés par leur existence, même au cœur du tourment (la misère, la prison).
Pour agencer ses passages de relais, Iosseliani invente un tas de stratagèmes spatiaux et narratifs qui s’enchaînent avec une limpidité exemplaire, comme dans une sorte de jeu faisant la part belle à l’insolite (surtout autour de la mère : son chant, son oiseau étrange et élégant, son hélicoptère, sa dualité hystérique). Adieu, plancher des vaches ! fonctionne essentiellement par le biais d’un brillant système de rencontres, de retours et de reprises qui permettent les trajets d’un personnage à un autre et forment des groupes (les délinquants) ou des alliances (les domestiques), toujours en guerre contre une certaine idée de l’homme sclérosé, prisonnier de son mode d’existence. Ainsi, chacun finit par rejoindre son camp, son lieu d’enfermement, excepté les véritables héros : trop épris de liberté, ils domptent la mer et les cimes les plus hautes, à la recherche de toujours davantage de champ. Tout en buvant du vin et en chantant.