Depuis vingt-cinq ans, Tom Ford dirige des campagnes de publicité pour l’industrie de la mode, impose et distribue l’image des marques (Gucci, YSL, maintenant la sienne). Son premier film a permis à Colin Firth de recevoir, au dernier festival de Venise, le prix d’interprétation masculine. Du réveil au coucher, sous le ciel de Los Angeles, A Single man égrène les heures d’un professeur d’université qui souhaiterait qu’elles fussent les dernières. Le film est situé en 1962. Ce n’est pas la crise des missiles à Cuba qui lui a fait perdre l’envie de vivre mais son bonheur passé, le beau rêve d’une entente profonde – lire un livre en compagnie de l’aimé, chacun assis de guingois sur un canapé – le hante tel un cauchemar. Le héros est comme mort parce que l’amour de sa vie est mort. Son dernier vendredi est une suite d’invitations dont il sent le parfum en homme étreint par la beauté mais trop las pour croire qu’il vaille la peine de recommencer.
A Single Man, c’est la suite, en 2010, d’une journée d’errance commencée au cinéma dans les années 60 : modernité de l’être en deuil qui n’a plus envie de vivre, crise du sentiment, images mentales, traumatisme de la perte, road-movie circonscrit à une banlieue chic entre le campus et la maison de verre, détails de la vie qui néanmoins ravivent la vie – ici mousse d’un pull angora blanc, frange qui tombe dans les yeux, regard océan, eye-liner appliqué sans symétrie. 1962 dans A Single man, c’est un horizon perdu, un look d’élection. Le film est peuplé d’icônes. Il y a un double de Brigitte Bardot et un double de James Dean. Il y a aussi les looks Jackie Kennedy, Catherine Deneuve, Marcello Mastroianni. C’est séduisant, voire troublant, de ne voir que des belles personnes bien habillées, ou bien, si elles ne sont pas belles (le héros), des personnes intelligentes et bien habillées (le héros). Alors on entend Baudelaire, de Gainsbourg. Tom Ford esthétise sa matière, c’est-à-dire qu’il évacue tout ce qui n’est pas beau – par exemple dans le premier flash-back, quand la pluie prend le relais des larmes (à l’image), et le bruit des trombes celui des cris (au son). Le film est si esthétisant qu’on a du mal à distinguer la réminiscence du présent – par exemple le motif de la fenêtre se confond avec celui du miroir quand le héros est assis sur une lunette de WC. Mais l’esthétisation peut devenir principe de construction et styliser les émois du héros : les couleurs se ravivent dès que les sentiments du héros s’intensifient, et l’image grise ou sépia, délavée de la dépression, très marquée 2010 (malgré 1962), vire au Technicolor rutilant des années 60.
Dans la pub Kenzo, les coquelicots rougissent et poussent sur les toits de Paris. Dans la pub Elle YSL, une chaussure noire brillante se pose sur le sol miroir et l’iris est océan. Dans A Single man, les iris sont aussi océan, la chaussure noire aussi rutilante, et les chemises blanches bien repassées en pile. Sauf qu’une pub dure une demi-minute. A Single man quatre-vingt dix. La matière publicitaire, esthétisée d’office, Tom Ford l’ordonne sans le regard esthétisant qui l’aurait immobilisée (c’est le contraire de White material, quand Claire Denis esthétise par son regard une matière qui ne l’était pas d’office). Le dîner chez l’amie, séquence fleuve, est découpé, chorégraphié, filmé au diapason des mouvements de l’amitié. Cette amitié entre les deux protagonistes est si vieille qu’on se demande s’ils n’en ont pas déjà joué toutes les scènes. Elle est si forte qu’ils peuvent s’engueuler violemment sans que ça ait de conséquence deux secondes plus tard. L’entièreté de son histoire et de ses facettes, du compliment sur la cuisine au bilan sentimental ou à l’attaque personnelle, est récapitulée en une dramaturgie minnellienne (dilatation du temps, contraction en une série de tableaux). La séquence « James Dean », climax de la journée – et du film -, a lieu dans un décor façon pop-art (un visage géant en deux dimensions) éclairé par une lumière de soleil couchant surdensifiée. Pourtant, les dialogues sont détendus et anodins : un summum de décontraction dans un summum d’artifice, soit la surprise du naturel dans la pub. Les acteurs qui semblent inventer leur texte sur place, les personnages qui semblent décider de leur comportement dans l’instant, décuplent le sentiment crépusculaire. L’épilogue, par un pur artifice de scénario, fait se retrouver le jeune homme au regard océan et le héros. Deux personnages, l’un trop jeune, l’autre trop mort, tiennent des propos existentiels sur le temps du genre « La mort c’est l’avenir ». « C’est pitoyable », entend-on en aparté – incise qui creuse l’aube trop lisse et marque la scène du triple sceau de l’écoeurement, de la crédulité et du romantisme noir. Où la cosmétique outrepasse la séduction. Cosmétique vient de cosmos : d’un coup de peigne dans l’informe, le dieu a coiffé le chaos pour en faire un cosmos. D’un coup de peigne dans la pub, Tom Ford, « The King of cool », « The Epitome of sexiness », brosse l’artifice pour diffuser le quotidien.
Tom Ford fera-t-il un second film ? « Les pires choses ont aussi leur beauté ». C’est un extrait du dialogue et un truisme. C’est aussi un programme. En combinant orfèvrerie (l’esthétisme publicitaire) et impressionnisme (le naturel), A Single man réussit à faire sentir le goût de la dernière fois.