« Femmes, je vous aime », roucoule l’auto-radio tandis qu’Emilie Dequenne s’effondre en pleurs sur son volant. Difficile de faire plus littéral : un carton avec la note d’intention aurait eu plus d’élégance, mais le plan-séquence a le mérite de pointer l’hypocrisie d’A perdre la raison. On connait l’alibi de ces oeuvrettes à faits divers, issues d’une lignée bien de chez nous (ou pas loin, comme ici) : « dépeindre sans condamner », « dépouiller le regard », « ne pas juger », etc. Ici, comme Lafosse et Julien Clerc l’expliquent au spectateur distrait, on cherche la femme derrière le monstre infanticide. Pas pour l’excuser, juste pour l’aimer. C’est l’un des motifs-types qui animent ces auteurs fidèles de la rubrique chiens écrasés : hors les entomologistes (Chabrol, de loin le meilleur), il y a les militants (Zem), les sensationnalistes (Possessions et autres hondelatteries), et enfin les chirurgiens-chrétiens comme Lafosse. Question : peut-on être chirurgien et chrétien à la fois ?
Avant même de la poser, on peut se demander où est la nécessité, voir la possibilité du film, une fois acté que son monstre sera gentil. L’issue fatale étant annoncée dès le prologue, l’action avance à rebours, déroulant le fil chronologique des causes jusqu’au crime, plutôt que l’inverse. Pour faire vite, on apprend donc comment une femme en vient à décimer sa progéniture, happée par le sort de son mari (travailleur immigré) puis asphyxiée par l’emprise de son beau-père adoptif (médecin français – les plus aventureux verront ici un vague commentaire sur la France post-coloniale). En termes de narration pure, le procédé est, en l’état, déjà boiteux : dès l’ouverture, Lafosse martèle que le ver est dans le fruit, fourrant de la tension criminelle sous tous les meubles, remuant le couteau dans une plaie qui n’existe pas encore. Un tragique gluant pend aux basques du film, distillé dans un climat souffreteux, truffé de signes avant-coureurs – photo clinique, silences gênés, psy en pull gris, rires déjà tristes. On n’a donc guère le choix : ici, le mal absolu s’oppose à l’innocence. Les mariés radieux (sourires niais troqués contre des mines lourdes dans les coups durs, prix d’interprétation à Cannes pour Dequenne) incarnent l’innocence ; le mal, c’est Niels Arestrup, coupable tout désigné dès les premières minutes. Son jeu pénible, entre naturalisme et verve de vieux cop movie franchouillard, est bâti sur l’idée que le vrai meurtrier, c’est lui, le papy-gâteau dont l’altruisme cache un dangereux guêpier.
L’hypocrisie du projet tient à ce manichéisme qui ne dit pas son nom : loin du poste d’observation où il s’imagine perché, détaché des affects, Lafosse impose une héroïne à plaindre en bloc contre le vil docteur. Jolie oie blanche, puis mater dolorosa enturbannée et desperate housewife névrotique, elle subit les agressions extérieures comme une sorte d’éponge aux airs un peu sots. Paradoxe criant : en surjouant cette « plongée chirurgicale », cette soi-disant suspension du jugement, Lafosse ne fait que livrer une vision unilatérale qui non seulement explique, mais excuse le geste. On n’a strictement rien dit, et mis le doigt nulle part, quand on se contente de se ranger derrière un personnage pour décortiquer un acte monstrueux (à ce compte-là, tous les faits divers sont interchangeables, tout devient possible : pourquoi pas un remake compatissant de La Chute ? De Hannibal ? Du Grinch ?). Que le film excuse son héroïne ne pose aucun problème moral. Mais il y a quelque chose d’un peu dégueulasse dans le fait de prétendre s’attaquer à une tel morceau de philo morale (« que puis-je, que dois-je montrer de ce monde tragique ? ») pour ne livrer, au final, qu’une miséricorde de tabloïd. On voit d’ailleurs que les catégories du « film à fait divers » sont parfois poreuses : militantisme, philanthropie et sensationnalisme finissent par tremper dans le même potage.
On pourrait oublier ces ambitions hénaurmes, voir le film comme un psychodrame factuel, méthodique. Mais la mise en scène, menant double-jeu, contrebalance sa vision noire et blanche par une prudence forcée : chaque action, chaque dialogue doit être perçu comme épineux, car voyez-vous, l’Homme est ambivalent. Ces précautions en disent moins long sur l’Homme, justement, que sur le film en soi : l’exécution des enfants y fonctionne comme cérémonial – non pas du meurtre, mais de la mise en scène elle-même. Dans une conclusion empruntée à L’Adversaire, les dessins animés, regardés par les gosses avant d’aller un par un au casse-pipe, maintiennent l’abomination hors-champ : sempiternelle astuce du voile (faussement) pudique, fleurant la fierté d’avoir su filmer l’impensable en le contournant – sans rien en dire, sinon que l’assassin était peut-être humain. Pas sûr que le message rende A perdre la raison indispensable. Mais, au moins, le film vérifie la formule contenue dans le personnage d’Arestrup : l’enfer est pavé de bonnes intentions.