Bien qu’en droite ligne de la politique mainstream amorcée par Cronenberg depuis deux films (après qui avait marqué comme le point limite de sa période la plus conceptuelle, celle de M. Butterfly, Crash ou encore eXistenZ, chefs-d’oeuvre des années 90), A Dangerous method trouble d’abord par l’apparence très propre, très apaisée de sa mise en scène. L’extrême linéarité, la sagesse persistante de ce film d’époque (nous sommes au début du XXe siècle, invités à assister, via les échanges Freud / Jung, à la naissance des concepts les plus fameux de la psychanalyse) déconcerte un temps et fait redouter que Cronenberg, adaptant une pièce à succès de Christopher Hampton, n’ait subitement mué en cinéaste officiel, succombant aux délices du grand film romanesque à costumes, tendance Jane Campion ou James Ivory. Il n’en est rien : ce qui, à première vue, peut apparaître comme un film timide, est au contraire l’une des pièces les plus radicales et décisives de l’oeuvre.
Si A Dangerous method est sans conteste son film le plus lisse, nier la douce ambiguïté et la profusion de signes qui le hantent discrètement serait faire une sérieuse erreur de jugement. Les pulsions enfouies sous les barbe et moustache de Freud et Jung (Viggo Mortensen et Michael Fassbender, que l’on ne présente plus), mais aussi le fil discret du parcours de Sabina Spielrein, patiente du second qui deviendra sa maîtresse puis à son tour psychanalyste (Keira Knightley, finalement assez convaincante) travaillent le film, mais en douceur. S’ouvrant sur la crise d’hystérie qui accompagne l’internement de la jeune femme dans l’hôpital zurichois de Burghölzli, où officie Jung, A Dangerous method laisse d’abord planer le spectre du pur performing. Knightley inquiète, c’est peu de le dire, quand, geignarde et grimaçante, elle joue l’hystérie au ras du cliché, frappée d’une fièvre Actors studio plutôt corsée.
Mais très vite, par l’extrême fluidité du découpage des scènes dialoguées, l’étrange coordination des visages et des regards du médecin et sa patiente, un jeu très intelligent sur le premier et l’arrière plans, l’éclairage, la profondeur de champ, s’insinue subtilement une trouble connivence. La liaison à venir de Jung et Spielrein n’est certes pas un mystère, mais la précision de la mise en scène de Cronenberg déploie avec finesse l’idée d’une déviation déjà possible des rapports. Prédiction que viendra valider une scène clé, une poignée de minutes plus tard. Soulagée de son mal, Spielrein assiste désormais Jung, le temps d’une séquence perverse et jouissive les réunissant avec l’épouse de ce dernier, soumise aux premiers essais du galvanomètre (méthode psychanalytique reposant sur un principe d’association de mots sous forme de questions-réponses). En un dispositif minimaliste, tout est dit : le praticien et son sujet ont franchi un cap ; l’épouse, lovée dans l’illusion d’un confort familial immuable, n’y voit que du feu.
Si la famille de Jung semble en effet préservée de la fissure (épanouissement aveugle qu’incarne assez idéalement Sarah Gadon, petite princesse blonde prêtant ses traits délicats à Emma Jung), le trio Jung / Freud / Spielrein, lui, naviguera bien en eaux troubles. Entre le maître et son disciple, sous la courtoise opposition des concepts, sourd une animalité diffuse, comme une attirance se refusant à elle-même. Dans leurs face à face comme leurs multiples échanges épistolaires, dans l’infiltration subtile dans leurs conversations du « cas » Sabina, se lit quelque chose de l’ordre de la lutte constante de personnages trop intelligents, trop habillés, trop conscients – croient-ils – de la vérité de leurs désirs. Lutte dont l’académisme serait, en même temps que le support, une forme de vecteur. Une ironie sourde circule dans chaque plan, chaque séquence de ce vertigineux A Dangerous method ; quelque chose d’à la fois propre au style Cronenberg et de plus rentré, de beaucoup moins identifiable qu’à l’accoutumée. Le maître de la métamorphose, référence absolue en matière de représentation de la mutation (obsession connue d’un cinéma « du corps », physique, organique), semble se découvrir un attrait nouveau pour la suggestion, l’extériorisation empêchée. Ce dernier film pourrait alors être, par sa virtuosité soustractive, celui d’un vrai virage, qu’il appartiendra à Cosmopolis, tout juste terminé, de confirmer.