On sent bien que l’envie n’y est plus, au moment de clore ce 24ème épisode de James Bond, censé faire le solde de tout compte des aventures de l’espion version Daniel Craig. Avec son cortège de masques funèbres, son ambiance de carnaval eschatologique et son plan-séquence façon Soif du Mal, l’épatant prologue en pleine fête des morts à Mexico n’était donc qu’un leurre. Au mieux, une indication : remis — via son interprète — sur le chemin d’une action plus brutale et moins fantasque, la saga n’aura cessé dans le même mouvement de courir au-devant de sa propre dissolution. Avec comme aboutissement, ce bien nommé Spectre, qui fonce bille en tête vers son devenir ectoplasme.
Toujours à la lisière du kitsch et du ringard, la franchise avait opté depuis dix ans pour un ravalement de façade sobre et classy — une tendance radicalisée par le choix de confier les commandes de 007 à Sam Mendes, dont les films honnêtes mais déconfits n’ont jamais ressemblé qu’à de longues oraisons académiques. Résultat : un certain souci d’élégance, une attention bienvenue portée aux personnages et aux comédiens mais surtout, une ambition scénaristique un peu au-dessus des habitudes de la saga, laquelle conférait à Skyfall une plus-value psychologique intéressante. Des forces vives inattendues qui, aujourd’hui, se retournent complètement contre ce redondant Spectre, dans lequel tout semble dévitalisé, dénervé, comme imprégné par le formol, sans qu’on puisse discerner ce qui tient d’une approche délibérée (diluer un héros à l’agonie dans les affres du terrorisme dématérialisé) ou d’une asthénie incurable.
Car on savait qu’à la différence de Martin Campbell (Goldeneye, Casino Royale), l’action n’était pas le fort de Mendes. Que chez lui, course-poursuite et gun-fight n’aspiraient à aucune ivresse pour se réduire à des storyboards enluminés et atones. Ici donc, aucune idée, aucune vista : depuis vingt ans et sa concurrence avec la franchise Mission Impossible, jamais la saga n’avait semblé aussi caduque sur le terrain de l’espionnage acrobatique. Un déficit d’enthousiasme qu’illustre parfaitement le corps bovin de Daniel Craig, dont les exploits se limitent à la portion congrue. Tout le contraire de son homologue Tom Cruise qui, non content d’engager chaque fois les meilleurs orfèvres du genre, a su progressivement confondre les enjeux physiques et psychologiques du personnage avec les siens : comment expliquer que les deux derniers opus des agents secrets — Rogue Nation, Spectre — parviennent à diffuser des humeurs totalement contraires (l’un est allègre et électrique, l’autre morne et guindé) tout en racontant exactement la même chose ? À l’instar d’Ethan Hunt, James Bond est en effet mis sur pieds par sa hiérarchie et se doit d’assumer, en équipe réduite et dans la clandestinité, un duel avec un Döppelganger de l’ombre (Christoph Waltz, un peu à côté de la plaque), qui le renvoie constamment à ses tourments intérieurs.
On n’était déjà pas certain que le personnage de Ian Fleming ait eu un jour la moindre espèce d’intérêt cinématographique sinon celle de rater chaque fois son aggiornamento (cette adaptation au contemporain dont tous les épisodes rejouent la nécessité, en même temps qu’ils célèbrent l’efficacité des bonnes vieilles méthodes). Reste qu’à vouloir sans cesse se mettre à la page, la franchise n’a fait qu’accuser le caractère profondément démodé de ses fondamentaux : tuxedo blanc, paysages exotiques, bad guy d’opérette, British phlegm et misogynie, autant de fétiches qui défilent consciencieusement mais dont l’univers a fini par se parer sans plus y croire, jusqu’à ce Spectre terminal, à cheval entre la haute couture et la taxidermie, qui s’emploie avec un rare souci de raffinement à acter l’inconsistance de son imaginaire, un peu comme on prendrait soin de s’habiller pour son propre enterrement.