Il est toujours réjouissant de découvrir de nouveaux talents dans la bande dessinée, d’autant plus quand leur style tranche furieusement avec la production générale. Virginie Broquet, issue de l’illustration (elle avait toutefois obtenu l’Alphart Avenir à Angoulême en 1992), bénéficie dans cet album de l’appui notable au scénario de Rabaté, starisé depuis le succès d’Ibicus. Ce dernier retourne ici à ses premières amours, puisque ces Yeux dans le bouillon sont des fables de village, cruelles et grinçantes, racontées frénétiquement par un vieux à une famille bien de chez nous, de passage dans un bourg situé sur une presqu’île de la Loire.
En échange de quelques bonnes bouteilles, le vieux se fait narrateur premier du récit, l’album étant essentiellement composé de contes de campagne chers à Rabaté (Un Ver dans le fruit, Les Pieds dedans) et qui tournent essentiellement autour d’inondations, réelles ou fantasmées, qui ont frappé la région. Découpées en trois temps, 1954, 1965 et 1977, ces inondations sont le révélateur d’un univers délétère, médiocre et pathétique et le ton doux-amer de l’ensemble oscille entre Marcel Aymé et Georges Simenon.
L’inondation de 1954 met en scène Emile le fossoyeur, qui échange la terre fertile (et pour cause !) du cimetière avec celle de son potager. Il sera puni à une échelle démesurée pour ce malheureux manquement, dans un mécanisme traditionnel et implacable popularisé par les nouvelles de Maupassant. La deuxième inondation retrace la déchirure d’un couple ordinaire, le mari substituant à sa « peine-à-jouir et mal baisée » de femme son amour immodéré pour le vin de Savennières, mais le déluge purgera douloureusement ce double manquement à l’éthique judéo-chrétienne. Enfin, le dernier conte, tout aussi dramatique mais dont l’amère morale est adoucie par un humour moins noir qu’à l’accoutumée, offre le spectacle d’un décalage entre deux mondes, celui de l’aspiration communautaire et des drogues douces et celui d’une campagne rétrograde et incrédule. Et comme à Woodstock, la pluie sonnera dramatiquement le glas de ce micro-rêve hippie. Mais la vraie révélation de cette œuvre s’appelle Virginie Broquet. A la manière d’un Nicolas de Crécy sous acide (le rouge violacé, teinte dominante et psychédélique de l’album, se montre particulièrement efficient dans le dernier conte), Broquet déforme les visages et les silhouettes, dont l’aspect grimaçant et cauchemardesque participe de cette lecture inquiétante du monde, tout comme le crayonné faussement naïf caractéristique de l’ensemble. Il reste à confirmer dans un travail plus dense et ambitieux encore les remarquables prédispositions révélées ici au grand jour.