Avouons-le tout de go : ce qui nous intéresse dans cette bande dessinée est moins l’objet lui-même que son scénariste, Fabien Vehlmann. Voilà un (très) jeune homme dont on dit le plus grand bien, aux productions prometteuses dans un cadre et un format codifié à l’extrême : de Samedi et dimanche, dans la collection Poisson Pilote de chez Dargaud, qui vaut essentiellement par ses dialogues, à Green manor, petit bijoux d’humour noir type crimes exquis qui relève tout juste le médiocre niveau d’ensemble des productions Dupuis, Vehlmann semble recueillir sur son nom les suffrages les plus favorables. De manière très significative, son nom apparaît en premier dans ce Marquis d’Anaon dessiné par un honorable artisan, quasi interchangeable comme l’étaient avant lui Gwen pour Samedi et dimanche ou Bodart qui l’accompagne dans Green manor, il fréquente l’Atelier des Vosges, lieu hype de la création bd made in France (Trondheim, Sfar, Blain, De Crécy ou Satrapi s’y sont succédés) et, d’après certaines sources, aurait été approché par Chabat, qui cherche peut-être un palliatif à une imagination déjà tarie. Un pedigree présent ou à venir forcément intriguant.
L’interrogation légitime qui titille le chaland avant la lecture du Marquis d’Anaon est donc la suivante : avons-nous trouvé en Vehlmann un épigone en puissance de Charlier, Goscinny et autres Greg ? Ces derniers, réacs et vieux cons de génie, avaient su insuffler une tonalité inédite dans la bande dessinée franco-belge -que leurs détracteurs (ou thuriféraires, c’est selon) considèrent Astérix comme un proto-José Bové ou Achille Talon comme un crypto-franchouillard- tout en inspirant les futurs jeunes turcs des seventies, tels Franquin, Gotlib ou Mandryka. L’incipit du Marquis ne frappe pas au coeur : dessin sans surprise (un Rossi en moins bien ou un Makyo in progress), découpage agréable, un gros travail d’anticipation (une arrivée dans une île sordide, des éléments de prolepse lourds de sens…), un cadre romanesque au profil presque éculé (un blanc-bec issu des Lumières plongé dans un milieu de ploucs bretons violents et superstitieux), en un mot du pain béni pour les contempteurs de la bande dessinée grand public. Et puis ça et là, quelques éclairs (le récit du vieux conteur comme mise en abyme, de fumeuses théories scientifiques érigés par un simili Docteur Cornélius, la tentation du mal chez le jeune protagoniste…) qui permettent de ne pas désespérer complètement du devenir de la série. Mais le problème ne vient-il pas de là ? Le principe même de la série est une aberration dangereuse, qui conduit des auteurs, happés par le syndrome grande distribution, à se fourvoyer et à se muer en copiste inlassable et absurde d’un vague original. Pour un Blain et son remarquable Isaac le pirate, combien de lampistes de chez Soleil ou Dupuis voués à l’oubli derrière leur créature ? Fabien, encore un effort pour ne pas tourner Van Hamme ou Cothias. Prions pour lui.