Blame est un manga qui fonctionne en vase clos… Cloisonnant ses personnages dans leurs motivations, fermant l’accès à la logique de son intrigue. Nihiliste parce que volontairement abscons, Blame impose tout de même une quête obscure à ses deux protagonistes, Killy et Shibo. La recherche d’un « terminal génétique » sain, sans « altération chromosomique », un moyen, sans doute, d’arracher une humanité larvaire et protéiforme à sa monstruosité méca-organique.
Nihei serait deleuzien, dixit mon collègue de bureau qui est beaucoup plus cultivé que moi. Possible… Homme-machine, délires génétiques, concrétisation des réseaux informatiques, vieilles marottes des mangas SF en fait. Nihei est surtout un ex-architecte qui se plaît à perdre des corps sans substances dans une gigantesque construction sans limites, ni cohérence propre. C’est bien ici que s’expriment ses obsessions, que le jeune mangaka imprime sa marque ; les thèmes futuristes abordés n’étant après tout que le prolongement hardcore d’une tradition de la BD nippone.
Qu’importe finalement que le lecteur soit cantonné à la périphérie de son intrigue, Blame est un manga qui fascine parce qu’il répugne, parce que son esthétique cauchemardesque se suffit à elle-même. De fait, aucune empathie n’est possible avec des personnages si opaques, que ce soit dans leurs mécanismes de pensée, ou dans leur matérialisation. Le héros, Killy, frôle l’autisme -une allégorie de l’otaku de plus ?- et confère presque à lui seul le parti-pris quasi-mutique de Blame. Sa compagne, Shibo, change de corps et de nature comme de chemise, blonde, brune, grande, petite, humaine, androïde ou abstraction réticulaire. On s’étonnera donc à peine qu’à l’instar du scénario, les personnages fassent quasiment du surplace. Impossible de faire évoluer des créatures sans épaisseur, une intrigue qui se dérobe à la compréhension.
C’est le paradoxe de Blame… Quatre tomes déjà, et rien n’a vraiment changé. Pas de véritables coups de théâtre, des situations et des rencontres interchangeables. Pourtant, sans son atonalité, sa linéarité, Blame ne serait rien d’autre qu’un manga SF de plus, un peu plus glauque peut-être, qui ne se distinguerait que par son graphisme réfractaire aux codes habituels et injustement décriés de la bande-dessinée japonaise. En fixant des limites drastiques à son système narratif, l’auteur a construit son chef-d’oeuvre, susceptible de se répéter à l’infini sans jamais perdre de sa puissance visionnaire. Reste à savoir si Nihei aura le courage de pousser son (non-)concept jusqu’au bout, s’il ne se laissera pas tenter par une narration plus conforme et un climax sur-explicatif.